Afrique: Tabac - Prohibition ou réduction de la nocivité?

22 Août 2016
tribune

Il y aurait encore près d'un milliard trois cent millions de fumeurs dans le monde. La consommation du tabac est la première cause de décès prématuré selon L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) qui prévoit que si rien ne change, un milliard de personnes mourront prématurément au 21e siècle des maladies liées au tabagisme. Chaque année 6 millions perdent la vie de manière précoce à cause de la cigarette selon la même agence onusienne.

Des médecins, des activistes antitabac ou des militants de la réduction des méfaits du tabac et des experts en santé publique cherchent des solutions à ce mal qui frappe  de plus en plus de personnes à travers le monde.

En matière de lutte contre le tabagisme, le texte de référence, c’est la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT)[1]. Chaque deux ans, une Conférence des parties (COP) est organisée pour évaluer Le combat et édicter de nouvelles recommandations dans ce domaine. La septième édition (COP7) aura lieu en novembre à New Delhi, en Inde.

Depuis une dizaine d’années, la cigarette électronique est apparue sur les marchés des pays développés. Celle-ci permet de consommer la nicotine sans inhaler du goudron et un très grand nombre de produits toxiques dus à la combustion de la cigarette classique. On parle de réduction des méfaits du tabac qui serait estimée à près de 95% par différents experts y compris ceux du Royal College of Physicians au Royaume-Uni qui encouragent ouvertement les fumeurs à passer à la cigarette électronique[2].

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Le Forum mondial sur la nicotine s’est tenu du 17 au 18 juin 2016,  à Varsovie, la capitale polonaise. Un grand hôtel avait été choisi pour accueillir des experts médicaux, des fabricants de cigarettes électroniques, des producteurs de liquides contenant de la nicotine, des représentants des grandes multinationales de l’industrie du tabac qui s’intéressent également de plus en plus à ces produits alternatifs, la presse, ainsi que des observateurs du secteur. Etaient également présents de nombreux activistes consommateurs de cigarettes électroniques circulant entre les panels de discussions en tirant sur des appareils à « vapoter » la nicotine de toutes les formes et de toutes les couleurs.

Une rencontre inattendue pour les non-initiés que nous étions jusque-là. Discuter de la nicotine pendant deux jours était-ce même possible ?

La nicotine nous l’associions souvent au goudron dont le taux est  indiqué sur les paquets de cigarettes, obligatoirement,  depuis une trentaine d’années dans la plupart des pays. A force de voir ces marquages ensemble on a fini par les assimiler l’un à l’autre. Mais à y regarder de plus près, surtout en écoutant les experts de la nicotine, on se rend compte que ces deux substances ne sont pas liées.

Le Professeur Michael Russell, ancien professeur de la célèbre Université américaine Yale  déclar ainsi  dans le British Medical Journal en 1976: « Les gens fument pour la nicotine mais ils meurent du goudron »[3] .

Clive Bates, Directeur de Counterfactual, un cabinet de consultance d'intérêt *public et de plaidoyer basé à Londres donne son éclairage sur la question :

La nicotine est considérée à tort comme une substance dangereuse du tabac, mais elle n'est pas aussi toxique qu'on le dit. La nicotine est relativement inoffensive, avec un niveau de risque à peu près similaire à celui de la caféine, la substance active dans le café. On dit souvent que les gens «fument pour la nicotine, mais que c'est la fumée qui les tue». Et c'est vrai, c'est la fumée qui cause les dégâts : le mélange incandescent des particules de tabac, les gaz chauds toxiques et les vapeurs inhalées profondément dans les poumons et dans la circulation sanguine provoquent toutes les principales maladies qui préoccupent l'OMS. »

Le raisonnement a donc été qu’il fallait éviter que les gens meurent parce que leur addiction à la nicotine les oblige à consommer en même temps que celle-ci, le goudron ainsi qu’un très grand nombre (7000) de produits toxiques générés par la combustion de la cigarette.

Julian Morris vice-président de la recherche chez Reason Foundation, un think tank à but non lucratif pour la promotion des esprits et des marchés libres, également professeur visiteur au Département d'études internationales de l'Université de Buckingham (Royaume-Uni) affirme : « L'autre stratégie qui a eu des résultats très positifs dans plusieurs pays, particulièrement dans les pays riches,  est la réduction de la nocivité qui permet aux consommateurs qui ne sont pas en mesure d'arrêter de fumer de passer à un produit moins nocif. »

En Suède et en Norvège, les consommateurs sont passés en grand nombre sur une période de plusieurs décennies des cigarettes combustibles au snus qui est une forme de tabac à usage oral à risque très faible.

Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les consommateurs sont passés assez rapidement des produits du tabac combustibles,  en particulier des cigarettes, aux cigarettes électroniques, les systèmes électroniques d'administration de la nicotine, des façons de consommer la nicotine sans la fumée.

Le Professeur Gerry Stimson, Président du Comité de Coordination du Forum global sur la Nicotine, est intarissable sur les progrès de la cigarette électronique dans son pays, le Royaume-Uni et l’aide au sevrage qu’elle apporte :Le nombre d'utilisateurs des cigarettes électroniques augmentent de façon spectaculaire, rien que sur la période depuis que nous avons organisé la première conférence, nous avons maintenant au Royaume-Uni environ 8 millions de personnes qui ont essayé les cigarettes électroniques et à peu près 2,9 millions de personnes qui les utilisent régulièrement et environ 1 million qui ont arrêté de fumer grâce aux cigarettes électroniques.

L’Afrique ainsi que les autres régions en développement, est considérée comme un marché en croissance en ce qui concerne la consommation de cigarette classique alors que dans les pays développés cette pratique est en déclin en raison de politiques agressives de lutte contre le tabagisme et les alternatives moins nocives de consommation de la nicotine. En Afrique notamment, le nombre des fumeurs de cigarette est en croissance soutenue.  En raison de cela, les maladies pulmonaires et principalement le cancer connaissent logiquement une hausse significative.

Au Sénégal, on estime qu’un demi-million de personnes fument régulièrement. Les associations sénégalaises de lutte contre le tabagisme ont un discours catégorique et elles prônent la tolérance zéro. Elles sont convaincues que si les autorités sénégalaises tardent à mettre en œuvre la loi sur la lutte contre le tabagisme adoptée en 2014, c’est parce que les lobbys de l’industrie du tabac pèsent dans le débat avec leur force financière[4].

Mais ces associations devraient selon le Professeur en Santé Publique Ibra Wane,  changer de tactique : « elles gagneraient sûrement à explorer toutes les pistes offertes dans le cadre de la lutte contre le tabac en général et ne pas se confiner au  seul cadre strict de cette lutte. Il faut aussi  aller dans le sens de la réduction des méfaits liés à l’usage du tabac. 

Et c’est la toute la quintessence du concept du Tobacco Harm Reduction (réduction de la nocivité du tabac) et que l’idée de créer une association de consommateurs est venue. Parce que tout simplement les usagers du tabac ont leur mot à dire dans un contexte nouveau visant à  réduire les méfaits liés au tabac. N’oublions pas que sur le plan national, il n’existe pas d’aide au sevrage tabagique et les alternatives dans le sens de la réduction des méfaits au tabac sont ignorées, une association de consommateurs de tabac a donc un rôle éminemment important à jouer au regard de la situation"

 Qu’en pensent les activistes antitabac sénégalais ? Le mercredi 20 juillet, la Ligue sénégalaise contre le tabac (LISTAB) organisait un point de presse à Dakar dans les locaux du Service national de l’Education et de l’Information pour la Santé (SNEIPS) à côté de l’Hôpital de Grand Yoff. Il s’agissait de sensibiliser les media à la Loi anti-tabac sénégalaise votée le 14 mars 2014 par le Parlement.

Depuis, deux ans se sont écoulés et la LISTAB déplore que les arrêtés d’application ne sont toujours pas signés par le chef de l’Etat. D’après son Secrétaire général Djibril Wélé, le blocage serait dû à l’industrie du tabac qui ne ménagerait aucun effort pour empêcher une application effective de la loi qui ferait chuter ses profits.

Les dirigeants de la LISTAB ne sont pas adeptes du concept de réduction de la nocivité. Pour le vice-président de la Ligue Amadou Moustapha Gaye, l’industrie du tabac est derrière ces nouveaux produits.

« Quel que soit le taux de toxicité, nous ne voulons pas que les gens fument. Il y a des scientifiques qui disent que ces produits sont dangereux. Je lu dans beaucoup d’ouvrages que la cigarette électronique peut causer des problèmes. Il ne faudrait pas qu’on vienne nous dire que la cigarette électronique est sans danger et que ça fera moins fumer. Nous ne croyons pas à cela, même s’il n’y avait que 0,1% de nicotine, nous ne sommes pas d’accord. Si ça ne tenait qu’à nous, personne ne fumerait dans notre pays, il faut savoir que ce produit est un poison dangereux. Chauffer ou brûler [le tabac] pour nous, c’est la même chose. »

Pour lui ce qui compte avant tout c’est que les gens arrêtent de fumer définitivement d’eux-mêmes et il n’a pas non plus une bonne opinion des thérapies d’aide à arrêter de fumer : « Les nicorettes, tout ça ? Tout cela pour moi ce n’est pas bon. Il faut arrêter de fumer tout simplement, il faut avoir de la volonté. »

Quant aux personnes qui n’arrivent pas à arrêter d’elles-mêmes, ils acceptent quand même qu’on puisse les aider : « L’essentiel est que ces gens arrêtent de fumer, [ces produits alternatifs] je ne les rejette pas totalement si ça peut aider la personne qui fume à arrêter de fumer, c’est ça notre objectif. »

 

 

Les cigarettes électroniques sont-elles sans danger ?

D’après Clive Bates, le Directeur du cabinet de consultance Counterfactual, basé à Londres « personne ne prétend qu'elles le sont à 100%. Très peu de choses le sont. Elles contiennent trois ingrédients principaux : la nicotine, les arômes et un liquide pour obtenir de la vapeur lorsqu'il est chauffé, en général du propylène glycol ou du glycérol de qualité pharmaceutique. Les substances sont vaporisées à relativement basse température plutôt que brûlées, donc il n'y a pas de nouveaux produits issus de la combustion. En revanche, le tabac est un produit organique complexe avec des substances toxiques développées pendant la croissance et la maturation de la plante, puis s'y ajoutent les produits de la combustion à haute température. La physique et la chimie des cigarettes électroniques impliquent nécessairement que la nocivité sera beaucoup plus faible. C'est étayé par des études qui montrent que de nombreuses toxines du tabac ne sont pas présentes à des niveaux détectables ou quand elles le sont, c’est à des niveaux bien inférieurs à ceux trouvés dans la fumée du tabac. Les quelques rares substances nocives qui sont présentes, le sont à des niveaux très inférieurs à ceux que l'on trouve dans la fumée de cigarette. Il est possible que l'exposition prolongée provoque une irritation ou que certains arômes puissent être nocifs, mais le risque total pourrait être à près de 99% moins élevé que le tabagisme, et un rapport récent de l'agence gouvernementale de la santé publique en Angleterre estime que ces produits sont  au moins 95% moins dangereux que fumer des cigarettes. [2]. Il est évident que nous ne pouvons pas connaître les effets à long terme de ces produits avant qu'il n'y ait effectivement eu du long terme dans ce domaine, mais tout ce qui les concerne suggère que les cigarettes électroniques sont beaucoup moins nocives."

La réduction de la nocivité permet aussi selon le professeur Gerry Stimson de rapidement et relativement facilement arrêter de fumer la cigarette même pour les grands fumeurs de longue durée. Mais dans de nombreux pays le commerce de la cigarette électronique est soit strictement encadré soit purement et simplement interdit.

Pour l’Organisation mondiale de la Santé et la Convention cadre de lutte contre le tabagisme (CCLAT, Framework Convention for Tobacco Control, FCTC), il faut que des preuves de la non nocivité de la cigarette électronique sur le long terme soient encore recherchées.

Julian Morris de l’ONG Reason Foundation considère que ces preuves existent bel et bien notamment dans le contexte scandinave où la nicotine consommée sous forme de snus - une poudre de tabac placée dans la bouche - est un fait depuis plus de 100 ans. En Norvège et en Suède, les taux de maladies pulmonaires dues à la consommation du tabac sont les plus bas des pays européens et la différence est significative.

Mais serait-il possible que ces nouveaux produits soient disponibles à court terme pour les fumeurs africains ? Ne sont-ils pas au-dessus de leurs moyens ?

Julian Morris a réfléchi à la question, l’Afrique ne restera pas selon lui hors du circuit des cigarettes électroniques fort longtemps : «avec le temps, le coût des dispositifs électroniques de fourniture de la nicotine va baisser. J'espère que dans un proche avenir le coût de l'accès à la nicotine grâce à des systèmes innovants descendra à un prix qui est concurrentiel avec les cigarettes combustibles. Cela va permettre aux personnes à revenu beaucoup plus faible, comme le sont beaucoup dans la plupart des pays africains, de se procurer ces produits innovants à risque faible.

Dans les pays les plus prospères du continent, Afrique du Sud, Botswana, Ouganda,  Kenya, Sénégal notamment, j'espère, au moins que dans les villes où les gens sont un peu plus riches, il devrait être possible d'accéder à ces appareils. Plus tard, avec les innovations continues et la baisse des prix, l'accès se généralisera, mais cela ne se produira que si l'environnement réglementaire est favorable. Plus les règlementations seront strictes, plus il y aura des restrictions, plus les appareils seront chers ; moins il y aura d'innovations et la baisse des prix prendra plus de temps."

D’après des spécialistes des marchés boursiers, le marché de la cigarette traditionnelle est condamné à un déclin inexorable et l’industrie du tabac qui en est consciente ne cache pas qu’elle s’intéresse aux nouveaux produits alternatifs qu’il s’agisse de cigarettes électroniques contenant des liquides nicotinés vaporisables ou des dispositifs qui fonctionnent par le chauffage du tabac. D’après le professeur Gerry Stimson, Philip Morris International, le fabricant de la marque Marlboro, a investi deux milliards de dollars américains dans la recherche sur ces nouveaux produits et la présence de ses représentants et ceux d’autres géant du tabac comme British American Tobacco au Forum sur la nicotine à Varsovie est pour lui un signe qu’elles sentent que le vent tourne, lentement mais sûrement:

« Je pense que ce qui se passe avec les entreprises de l'industrie du tabac est très intéressant car elles ont vendu ces feuilles de tabac enroulées dans du papier depuis des siècles et elles ne s'inquiétaient pas de la concurrence, si ce n'est entre elles-mêmes. Tout à coup elles sont confrontées à ces cigarettes électroniques, les ventes de tabac baissent et ça commence à les inquiéter. Donc, beaucoup d'entre elles sont maintenant dans ce nouveau secteur  soit par l'acquisition d'entreprises de cigarettes électroniques soit en développant leurs propres produits. Plus il y aura de pression pour ne pas vendre de cigarettes traditionnelles et plus ces nouveaux produits progresseront, nous pourrions voir l'industrie du tabac dans 10, 20 ou 30 ans devenir l'industrie de la nicotine. »

La Conférence des Parties (COP) à la Convention Cadre sur la Lutte Antitabac (CCLAT) aura lieu en novembre à New Delhi. Nul doute que les divers points de vue sur la lutte contre le tabagisme s’affronteront encore. Les méfaits du tabagisme sont indiscutables et même les plus zélés défenseurs de l’industrie ne prétendent plus le contraire. Les divergences subsistent seulement sur la manière de faire en sorte que les gens arrêtent de fumer : par la seule force de leur volonté et la restriction draconienne du commerce du tabac et même celui de la nicotine « qui ne brûle pas » ou la promotion d’alternatives efficaces, significativement moins nocives, qui ont fait et font leur preuve dans des pays comme le Royaume-Uni, la France et la Pologne.

[1] Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) http://www.who.int/fctc/text_download/fr/

[2]Nicotine without smoke: Tobacco harm reduction https://www.rcplondon.ac.uk/projects/outputs/nicotine-without-smoke-tobacco-harm-reduction-0

[3] "People smoke for nicotine but they die from the tar."

[4] Abdoul Aziz Kassé : A chaque fois que l’industrie du tabac a essayé d’apporter un argument pouvant changer les choses, nous étions venus avec un argumentaire totalement contraire et ça nous permis de neutraliser toutes les interférences de l’industrie du tabac les unes après les autres jusqu’à la fin. http://www.lequotidien.sn/index.php/component/k2/plus-loin-avec-abdoul-aziz-kasse-president-de-la-ligue-senegalaise-contre-le-tabac-listab-il-est-temps-de-mettre-en-place-les-decrets-d-application-de-la-loi-anti-tabac

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