En Afrique, la plupart des félins vivent dans les milieux semi-arides, comme les savanes herbeuses et boisées. Cependant, deux espèces discrètes et méconnues se cachent au coeur des forêts tropicales. Dans ces milieux denses et souvent difficiles d'accès, la recherche est complexe Elle est parfois entravée par des facteurs politiques, la pauvreté en infrastructures ou le manque de financement.
Ces deux félins sont le léopard (Panthera pardus) - dont la plupart des études porte sur les populations en milieu de savane - et le chat doré africain (Caracal aurata), félin le moins connu d'Afrique.
Nous sommes des chercheuses spécialisées dans le suivi des populations de carnivores et l'étude de leurs interactions au sein des écosystèmes. Dans nos travaux actuels, nous nous intéressons à ces deux félins, confrontés à des menaces croissantes liées aux activités humaines. Ces espèces sont encore peu étudiées. Pourtant, elles jouent un rôle potentiellement important dans l'équilibre écologique des écosystèmes forestiers en Afrique. D'où la nécessité d'assurer leur survie avec des mesures de conservation adaptées.
Des espèces en déclin
Si le léopard possède la plus vaste aire de répartition géographique chez les félidés, allant de la pointe du continent africain jusqu'à l'Extrême-Orient russe, il n'en est pas moins considéré comme "vulnérable" sur la Liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Sa grande adaptabilité masque parfois la gravité des menaces qui pèsent sur lui. Comme pour la plupart des grands carnivores, ses populations sont en déclin, et le léopard n'occupe plus que 25 % de son aire de distribution historique.
Le chat doré, quant à lui, est une espèce exclusivement forestière, également classée "vulnérable" sur la Liste rouge de l'UICN. Contrairement à son cousin, le caracal (Caracal caracal), qui vit dans les savanes et milieux arides, le chat doré ne peut se rencontrer que dans les forêts équatoriales d'Afrique centrale, en Afrique de l'Est et dans les poches résiduelles de forêts guinéennes ouest-africaines. Ses populations sont également en déclin mais très peu de données ont été collectées sur ce félin. Les seules existantes proviennent principalement du Gabon et de l'Ouganda.
En 2016, une étude a estimé la densité de chats dorés dans cinq zones forestières au Gabon. Cette étude a montré que leur densité pouvait atteindre 16,2 individus/100 km² dans une aire protégée, tandis qu'elle était la plus faible (3,8 individus/100 km²) dans les zones proches des villages.
Fragmentation de l'habitat
D'autres recherches, notamment celle menée dans la réserve de faune du Dja, montrent également que le léopard et le chat doré sont particulièrement vulnérables dans les zones soumises à une forte pression de chasse, liée à la densité de population humaine et à la proximité des villages et des routes. Quant au léopard, aucune estimation récente de densité de population n'a été publiée en Afrique centrale. C'est l'un de nos objectifs de recherche.
Dans les forêts tropicales d'Afrique équatoriale, ces deux prédateurs font face à des menaces similaires. Ils subissent la perte et la fragmentation de leur habitat, dues à l'expansion des activités humaines, notamment agricoles, entraînant également la diminution des populations de leurs proies, souvent exacerbée par le braconnage. A cela s'ajoutent la destruction directe d'individus, voulue ou non, et le commerce illégal de leurs peaux, principalement pour le léopard. La peau tachetée du léopard est prisée dans de nombreuses cérémonies à travers l'Afrique.
Le léopard étant plus gros que le chat doré, son besoin de vastes espaces contigus pour vivre et se reproduire est particulièrement important, notamment pour la dispersion des jeunes. Celle-ci est cruciale pour maintenir l'intégrité génétique et démographique de l'ensemble de la population et pour (re)coloniser de nouveaux territoires. La perte et la fragmentation croissantes de l'habitat favorisent la pénétration des activités humaines au coeur des forêts. Ce qui a également un impact négatif sur les proies des deux espèces, en favorisant leur braconnage. Un cercle vicieux s'établit alors, une menace en entraînant une autre.
Des prédateurs aux rôles écologiques inexplorés
Les carnivores sont connus pour jouer un rôle fondamental dans les réseaux trophiques (ensemble de chaînes alimentaires) au sein des écosystèmes. En interagissant avec leurs proies et leurs compétiteurs, ils peuvent influencer directement et indirectement leur environnement, déclenchant parfois des « effets en cascade » qui se répercutent aux niveaux inférieurs de ces réseaux trophiques. Les félins, en particulier, se distinguent par leur régime alimentaire de carnivores stricts et par leur mode de chasse à l'affût. Ce qui rend les interactions avec leurs proies particulièrement fortes.
Cependant, le rôle écologique des félins reste globalement peu documenté, comme en atteste une revue de la littérature scientifique récente sur le sujet. En Afrique de l'Ouest et centrale, une seule étude, menée au Ghana, a exploré les impacts écologiques associés à la disparition du lion (Panthera leo) et du léopard. Les babouins olives (Papio anubis) - mésoprédateurs (prédateurs de taille moyenne situés au milieu d'une chaîne trophique) opportunistes dont les populations étaient autrefois limitées par ces grands félins - ont proliféré, entraînant une prédation amplifiée sur les petits mammifères et des dommages accrus aux cultures.
Quant au chat doré, aucune étude n'a jusqu'ici exploré l'influence qu'il pouvait avoir au sein de son environnement.
Ces lacunes ont suscité nos nouvelles recherches qui explorent le rôle écologique du léopard et du chat doré dans les forêts tropicales d'Afrique centrale . Celles-ci visent à étudier leurs aires de répartition, leurs régimes alimentaires et les interactions avec leurs proies pour mieux comprendre leurs influences sur cet écosystème fragile.
Les premiers résultats montrent que dans les zones où ils subsistent, ces deux prédateurs agissent comme des espèces clés, jouant un rôle structurant au sein du réseau trophique des forêts d'Afrique centrale. Le léopard, en consommant principalement des ongulés comme le potamochère (Potamochoerus porcus), et le chat doré, en ciblant majoritairement des petits ongulés et des rongeurs, contrôlent différentes populations d'herbivores et de granivores.
Outre son impact direct par la prédation, le léopard semble également induire un « paysage de la peur » chez certaines espèces, les incitant à éviter les zones qu'il fréquente et contribuant ainsi à l'hétérogénéité des pressions d'herbivorie dans le paysage.
Comme identifiées dans leur récente revue de la littérature scientifique sur le sujet, d'autres études, menées notamment sur le puma dans les Andes en Argentine, le lynx boréal et le loup gris dans les forêts européennes, le lycaon et le léopard dans les savanes africaines ou encore l'ocelot dans les forêts tropicales du Panama, ont démontré l'influence que ces espèces pouvaient avoir sur la régénération de certaines espèces végétales.
Des efforts de conservation à renforcer
Pour renforcer la conservation de ces deux espèces, des évaluations régionales de leurs populations pour la liste rouge seraient bénéfiques, notamment en Afrique de l'Ouest, où elles semblent particulièrement en danger. Des actions spécifiques sont nécessaires pour améliorer l'état de conservation de ces populations. Une stratégie régionale intégrée de conservation pour chaque espèce, coordonnant les efforts des différents acteurs au-delà des frontières nationales, devrait également être adoptée.
Ces stratégies de conservation devraient prendre en compte les particularités écologiques, économiques et socio-culturelles de la zone tropicale où les deux félins vivent. Celles-ci pourraient inclure des actions comme la restauration de corridors écologiques fonctionnels pour limiter la fragmentation de l'habitat forestier, la lutte contre le braconnage et notamment le piégeage au collet (pour la vente de viande de brousse et le trafic illégal des peaux et autres parties du corps des félins).
Nos recherches montrent que les léopards et les chats dorés peuvent s'épanouir dans les concessions forestières certifiées FSC (Forest Stewardship Council) du nord du Congo, à condition que des mesures rigoureuses de régulation de la chasse et de contrôle du braconnage soient mises en oeuvre. Ces initiatives doivent être appuyées par des politiques gouvernementales solides et le soutien actif des ONG locales pour garantir leur efficacité.
Enfin, l'engagement des communautés locales et la sensibilisation du public sont essentielles pour une conservation durable et équitable du léopard et du chat doré. Cela passe par la valorisation des savoirs traditionnels, l'éducation des jeunes sur la protection de ces espèces, et le développement de revenus alternatifs tels que l'écotourisme et l'agriculture raisonnée. La formation d'éco-gardes locaux et la participation des communautés à la gestion des zones protégées renforceraient également leur engagement envers la préservation des écosystèmes forestiers.
Sarah Tossens, Ph.D candidate, conservation and wildlife ecology, Université de Liège
Marine Drouilly, Researcher, conservation and wildlife ecology , University of Cape Town