Cinquante ans après le référendum, le 22 décembre 1974, qui a vu Mayotte se détacher politiquement des Comores, la question de son retour dans le giron comorien n'a jamais quitté le coeur des débats sur les autres îles. Si certains mettent l'accent sur le dialogue et la coopération, d'autres estiment que la souveraineté comorienne sur l'île est un principe intangible. Ce référendum, moment fondateur pour l'archipel, a marqué le début d'un contentieux politique, historique, identitaire, culturel et affectif qui perdure depuis un demi-siècle.
Il y a cinquante ans, jour pour jour, la France organisait aux Comores le référendum pour l'indépendance de l'archipel. Dans ce scrutin qui sera à jamais décrié pour avoir été « perverti », les résultats ont contre toute attente été comptabilisés île par île et non globalement comme cela avait été stipulé par une résolution des Nations unies pour justement consacrer l'indivisibilité de l'archipel. Il n'en fut rien.
La Grande Comore, Moheli et Anjouan ont opté pour l'indépendance tandis que la quatrième île, Mayotte, a fait le choix inverse pour rester française. Et dans un mémoire de Master 2 en Relations Internationales de Mohamed Inoussa, consacré au sujet, il y est dit que ce qui s'est passé en 1974 tranche avec des précédents historiques : « On imagine mal comment la France pouvait, en 1962, prétendre garder sous sa coupe telle ou telle ville algérienne sous prétexte qu'elle se serait prononcée contre l'indépendance ». Cette analyse est souvent avancée pour montrer le paradoxe français par les Comoriens.
Près de la place de l'Indépendance à Moroni, un panneau affirme inlassablement que « Mayotte est comorienne et le restera à jamais ». Un message également porté sur la scène internationale, dans les discours où les Comores réitèrent leur position depuis des décennies. Pour Houmed Msaidié, conseiller politique du président Azali Assoumani, « Mayotte est toujours comorienne et il ne peut en être autrement. C'est une question d'histoire, de géographie, de culture et de lien humain ».
Une appartenance historique et culturelle partagée
En effet, malgré la réalité politique, les quatre îles de l'archipel des Comores partagent tout. Pour tout Comorien, Mayotte reste une composante naturelle de l'archipel. Il ne s'agit pas seulement d'une question de territoire, mais d'une quête de justice et de respect pour l'unité de l'archipel. L'histoire commune, jugée indivisible, des quatre îles témoigne d'un tissu d'échanges commerciaux, de mariages interinsulaires et de dynamiques politiques partagées.
Au-delà de l'histoire, la culture comorienne consolide ce sentiment d'appartenance. La langue shiKomori, avec ses variantes locales, reste un élément identitaire majeur partagé entre les îles, y compris à Mayotte. Ces variantes locales forment un « continuum linguistique », reflétant une histoire et une culture partagées. L'islam sunnite de rite chafiite, qui rythme la vie spirituelle des populations, représente un autre ciment identitaire. Mariages traditionnels, festivités religieuses, ou coutumes locales, les Mahorais partagent les mêmes pratiques que leurs voisins des trois autres îles malgré la présence et l'application des lois de la République française.
La solidarité, un ciment vivant entre les îles
Aujourd'hui, plus que jamais avec le passage meurtrier du cyclone Chido, la solidarité manifestée par les Comoriens à l'endroit de leurs frères et soeurs de Mayotte est sans commune mesure. « C'est comme si, au-delà des positions officielles, une vérité plus profonde s'imposait : celle d'une communauté naturellement unie, mais temporairement divisée par l'histoire coloniale », assure Msa Ali Djamal, sociologue, pour qui « dans l'imaginaire collectif, aussi bien comorien que français, Mayotte reste indissociablement liée à l'archipel des Comores, comme un membre à part entière d'une même nation ».
Et pour comprendre ce lien indéfectible, il faut d'abord observer comment l'archipel fonctionne comme un espace national et social unifié, malgré la « séparation ». Pour le sociologue, « les familles continuent de vivre entre les îles, unies par des liens quotidiens par-delà les "frontières coloniales". Les habitants partagent bien plus qu'une histoire commune. Ils vivent au rythme des mêmes traditions qui se perpétuent dans un mouvement commun. Ils prient dans les mêmes mosquées, parlent la même langue qui raconte la même histoire. Quand deux personnes de Mayotte et de Ngazidja se parlent, ce n'est pas seulement une conversation, c'est l'expression d'une identité commune qui se manifeste », poursuit Msa Ali Djamal avant d'ajouter que Mayotte n'est pas simplement une île amputée, « elle est devenue le symbole d'une unité qui résiste au temps et aux découpages administratifs coloniaux ».
La position officielle et les défis politiques
Houmed Msaidié, conseiller politique du président Azali Assoumani, affirme que « Mayotte demeure comorienne » en s'appuyant sur trois arguments. D'abord, « nous formons un seul peuple, une seule nation ». Ensuite, il rappelle que les résultats du référendum d'indépendance concernaient l'ensemble de l'archipel, et non chaque île séparément, dénonçant un « coup d'État » ayant contesté ce principe. Enfin, il invoque le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, soutenu par les Nations unies, les pays non-alignés et l'Organisation de l'unité africaine à l'époque.
Houmed Msaidié affirme que la revendication de Mayotte reste au coeur des préoccupations comoriennes, même si le contexte s'est durci depuis l'instauration du visa Balladur. « Les choses évoluent dans un sens négatif pour l'unité de l'archipel, mais nous privilégions le dialogue et faisons confiance au temps. Le temps règle tout », explique-t-il, tout en reconnaissant la complexité des rapports de force entre les Comores, la France et les Mahorais eux-mêmes.
Il insiste sur l'importance de discussions directes et constructives entre les trois parties : « Nous devons nous asseoir autour d'une table, poser nos différends et identifier ce qui nous unit pour avancer ensemble ».Pour Houmed Msaidié il est aussi primordial d'apaiser les tensions et de renforcer les échanges culturels et économiques entre les îles. « Beaucoup de Mahorais ont des biens ici, et vice-versa. Sur ces bases, il est possible de travailler ensemble ».
Reconnaissant la réalité de l'attachement de nombreux Mahorais à la France, il souligne toutefois que « Mayotte reste comorienne ». Pour lui, cette appartenance historique et culturelle est un socle sur lequel construire, même si « 100 % des Mahorais se considèrent aujourd'hui Français ». Enfin, il appelle à une vision commune pour le développement économique de l'archipel. « Il faut lever le voile sur la supériorité économique supposée de telle ou telle île et démontrer que l'unité est notre meilleure chance de développement. Ensemble, nous avancerons plus vite ».
Les résistances à Mayotte et les perspectives d'avenir
Pourtant, cette approche est loin de faire l'unanimité. Idriss Mohamed Chanfi, ancien président du Comité Maore, qui défend le retour de Mayotte au sein des Comores, nuance fortement cette vision. Il critique ce qu'il considère comme un abandon progressif de la revendication de Mayotte par le gouvernement comorien. « L'ONU ne peut rien faire si le pays concerné ne se déploie pas. Regardez Maurice, qui a mené un combat acharné pour les Chagos. Ici, depuis 2005, Azali a brisé l'encerclement de Maore par les pays de la région. Aujourd'hui, seuls des militants portent encore la revendication ».
Selon Idriss Mohamed Chanfi, la situation à Mayotte est marquée par la domination des partisans de la départementalisation, où toute voix discordante est réprimée. « Être indépendantiste est une insulte infamante. Les gens se cachent, murmurent leur opposition en attendant des jours meilleurs ». Il souligne cependant des actes de résistance symboliques, comme la participation de Mahorais aux célébrations du 12 novembre (accession des Comores, composées de quatre îles, aux Nations unies) à Moroni, l'engagement de certains dans la défense de la culture locale ou encore la présence de footballeurs mahorais dans l'équipe nationale comorienne. Pour lui, ces initiatives montrent que « la revendication ne s'éteindra jamais. Il y aura toujours des Comoriens, y compris des Mahorais, pour la porter ».
Cependant, « sans un gouvernement patriote, aucun pas conséquent ne sera accompli », conclut l'ancien président du Comité Maore, en appelant à une mobilisation accrue pour ne pas laisser la revendication s'effacer. Un autre témoignage, celui de Me Aticki Youssouf, membre du Comité Maore, va dans le sens d'une critique plus radicale de la politique comorienne. « Mayotte a été revendiqué depuis notre accession à l'indépendance, mais il n'a jamais été question d'une île qui ne serait pas à nous. Notre revendication est claire : l'achèvement de l'indépendance de notre territoire et la pleine souveraineté de notre gouvernement sur l'ensemble de celui-ci, comme le stipulent les résolutions 33/83 des Nations unies ».
Dans son mémoire, Mohamed Inoussa lui, pointe du doigt le deux poids deux mesures de l'Union européenne. « Les puissances ont ceci de particulier qu'elles peuvent se contredire sans que personne ne leur fasse le reproche et en toute impunité. C'est le cas de l'Union européenne sur la question de Mayotte. En effet, alors que tous les États membres de l'UE, individuellement et sans aucune exception, ont adopté la résolution relative à l'admission des Comores à l'ONU en tant qu'archipel composé de quatre îles (Mayotte, Anjouan, Grande Comore et Mohéli), voilà qu'elle a accepté en 2011 et sous pression de Paris, de faire de Mayotte une région ultrapériphérique au mépris du droit international ».
Me Aticki Youssouf de son côté critique le manque d'approfondissement de la question par les différents gouvernements comoriens, estimant que « c'est la France qui mène la danse ». Pour lui, la question de Mayotte ne relève pas d'une simple dispute géographique, mais d'une question de souveraineté et d'histoire, qu'il estime être manipulée par certains acteurs. « La souveraineté, c'est une question d'histoire. Il faut une rééducation de la population sur les faits historiques et une meilleure représentation des Comores à l'international ».
À l'intérieur, il souligne l'importance de l'éducation pour unifier le pays. « Les jeunes comprennent de mieux en mieux l'importance de la question de la souveraineté, et même les enfants savent que les Comores sont composées de quatre îles, pas de trois ».
Ainsi, au-delà des divergences d'approches, tous les témoignages convergent sur un point : la question de Mayotte est un enjeu de souveraineté national, inscrit dans une longue histoire, et la revendication, bien que tempérée par les réalités politiques actuelles, continue de nourrir les aspirations des Comoriens. Cette question dépasse largement les enjeux administratifs ou sécuritaires. Elle nous parle d'identité, de liens familiaux, de cultures partagées. Elle nous rappelle que les frontières tracées sur les cartes ne peuvent pas effacer dans les coeurs des siècles d'histoire commune et de liens vivants. Elle reflète une réalité sociale profonde, maintenue vivante par des pratiques quotidiennes, des liens familiaux indestructibles et une identité culturelle qui continue de défier le temps et les frontières administratives coloniales.