Ile Maurice: Nitish Monebhurrun - "Je n'avais pas d'autre choix que de réussir, pour fuir à l'université, à l'étranger"

interview

Raconter ses années d'école sans rien occulter des punitions corporelles, des humiliations, des savoirs appris par coeur, cet ennemi juré du développement de l'esprit critique. "Face au tableau noir", récit autobiographique de Nitish Monebhurrun, paraît aux Éditions Vizavi. L'ouvrage sera lancé le mercredi 5 octobre.

Vous racontez à quel point le système éducatif mauricien est traumatisant, mais vous avez continué jusqu'au doctorat. Vous enseignez à l'université au Brésil. Comment expliquer ce parcours ?

Je parle spécifiquement de l'école et du collège à Maurice qui pour moi étaient suffocants. Il n'y avait pas assez de place pour autre chose que l'expression typiquement académique.

Apprendre par coeur ?

Le système était trop mécanisé. Dès qu'on voulait faire des choses hors circuit, c'était tabou.

Que vouliez-vous faire "hors circuit" ?

Je n'arrivais pas à me faire à l'idée que tout le monde soit mis dans le même moule.

Vous en avez pris conscience à quel âge ?

À partir de l'âge de dix ans.

Ce sont les punitions qui ont fait ça ?

Non (NdlR, Nitish Monebhurrun a été scolarisé à Hugh Otter-Barry Government School et au Collège Saint-Joseph). Je me demandais : est-ce que c'est normal de se réveiller pour aller à la pénitence ? J'essaie de ne pas répliquer cela avec ma fille de quatre ans. Faire en sorte qu'elle aime aller à l'école. J'entends bien que l'école, ce n'est pas que le côté ludique, il faut de la rigueur, de la discipline, mais avec une marge de liberté. C'est ça qui m'a manqué. Je ne parle qu'en mon nom, pas au nom de toute ma génération.

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Pourtant, votre récit autobiographique est présenté comme un plaidoyer.

Je laisse le lecteur libre de le recevoir comme un plaidoyer ou un témoignage. L'exercice est avant tout littéraire. Ce n'est pas une thèse sociologique ou un essai.

Quel est le déclic de ces souvenirs douloureux d'écolier et de collégien ?

Initialement, le livre s'intitulait Oisiveté. Comme L'Art de l'oisiveté d'Hermann Hesse. Si on voit un enfant ou un adolescent oisif, il était systématiquement considéré comme un paresseux, un cancre, un jocrisse. Or l'oisiveté est très importante. Nietzsche a écrit Éloge de la contemplation. Si on n'a pas de temps libre, on n'arrive pas à réfléchir. En tant que professeur de droit international, je me consacre beaucoup à la recherche. Un auteur britannique dont le nom m'échappe disait : "Je ne serre jamais la main de celui qui a plus écrit que lu." L'oisiveté est un moment pour mettre en marche tout ce que l'on a emmagasiné. C'est ce que je propose à mes étudiants.

Vous êtes le prof cool ?

Non. Au Brésil, c'est difficile d'être le prof cool parce que les relations sociales sont différentes. Mon épouse est Brésilienne. Elle est aussi professeure dans une université publique. Elle a plus une relation d'amitié avec ses étudiants. Ils se font la bise, par exemple. Moi, je maintiens une distance cordiale.

Vous ne faites pas la bise aux étudiants ?

Qu'à mes doctorantes parce que souvent elles ont fait le mastère sous ma direction. Elles font partie de mes projets de recherche. C'est plus une relation de collègues. En France (NdlR, Nitish Monebhurrun a étudié à Lyon et à l'École de droit de la Sorbonne à Paris), c'est très clair qui est un ami, qui est un collègue. Là-dessus, je suis assez "Français".

Je suis connu pour être très rigoureux dans la méthode de travail : respecter les délais, citer ses sources, etc. On n'apprend pas par coeur avec moi, alors que cela se pratique toujours au Brésil, à l'université, en cours de droit. Je ne souhaite pas tester la mémoire de mes étudiants, mais leur capacité à réfléchir comme juriste. Je fais du droit appliqué, pas du droit mémorisé. Pour être un bon juriste, il faut pouvoir penser le droit. Pour être un bon penseur du droit, il faut être un chercheur.

Cela les sort de leur zone de confort. Dans mes cours, les étudiants ont l'obligation de parler, pour qu'ils participent à la construction de leurs connaissances. J'apprends beaucoup des étudiants, à travers leurs questions. Bien sûr, il y a toujours trois-quatre "touristes", des étudiants qui, peu importe le système, ne font rien. Au début du semestre, ils ont tous peur. Pas de moi, mais du système. À la fin du semestre, tout le monde me remercie.

Si vous rencontrez l'un des profs que vous critiquez dans votre livre, vous lui diriez merci ?

Non. Je ne dirais rien. Dans le livre, je fais un portrait des professeurs qui ont été des marqueurs pour moi.

Il n'y a pas que des méchants profs ?

Les méchants, je ne cite pas leur nom. Seulement les gentils, comme Linley Couronne, qui donnait des cours d'Alliance Française. Il nous a fait analyser La mauvaise réputation de Brassens en cours.

Vous ne souhaitez pas que les choses changent ?

Moi, si. Le livre, pas forcément. Quand le miroir reflète une chose laide, ce n'est pas la faute du miroir. L'école à Maurice est un sujet délicat. Il y a toujours des propositions de réforme. Mon livre est une photographie de l'école des années 1990 à 2002.

Parmi vos "photographies", il y a de cruelles punitions corporelles. Même la voix du prof fait mal.

En écrivant, je me rendais compte que je n'avais pas oublié.

Après tous les sales quarts d'heure vécus à l'école, comment avez-vous fait pour réussir sur le plan académique ?

Au collège, je me suis vite rendu compte qu'il n'y avait pas le choix.

Pas d'autre choix que de réussir ?

J'avais beau être rêveur et subversif, je savais que l'unique manière de s'extirper de ce moule c'était d'en suivre les règles, pour avoir des choix de fuites à l'université, à l'étranger. Rumi disait : "À 20 ans, j'étais intelligent, je voulais changer le monde. À 40 ans, je me suis assagi, j'essaie de me changer."

Sans faire de psychologie de supermarché, ce livre est un exutoire ?

La genèse du livre c'était l'oisiveté. Le fait que l'oisiveté soit mal vue dans la société mauricienne explique beaucoup de choses : il n'y a pas autant d'artistes comparé à d'autres pays. Il faut un certain temps d'oisiveté pour se consacrer à ce genre de choses. Je n'ai jamais eu de cours de musique au collège parce qu'on considérait que c'était un temps perdu. Si on voulait le faire, c'était à part. Il n'y avait pas une exposition pour que l'élève puisse découvrir une vocation.

Ce sont les éditrices, Pascale Siew, Christine Ahnee et Christèle de Spéville (NdlR,des Éditions Vizavi) qui m'ont dit que je parlais beaucoup de l'école. La troisième m'a suggéré un prologue et un épilogue. Cela a réveillé tellement de souvenirs que j'ai réécrit le livre une énième fois. J'entends que cela peut être reçu comme un plaidoyer mais ce n'est pas l'intention. En littérature, le style est plus important que le contenu.

Répétez.

En littérature, le style est plus important que le contenu, sinon il n'y a pas de différence entre une thèse et de la littérature. C'est pour ça que je n'ai pas eu de problème à changer de contenu. L'exercice littéraire est plus important...

Que d'avoir quelque chose à dire ?

Si on a quelque chose à dire, c'est mieux.

La revanche du portugais

"Face au tableau noir" est le second texte littéraire de Nitish Monebhurrun. Le premier, écrit en portugais, paru en 2018, n'est pas traduit. "C'est un roman dystopique dont le titre est 'L'assassinat du président du Brésil'. Comme c'est l'année des élections au Brésil, l'éditrice a eu l'idée de ressortir le livre."

Avec le recul, Nitish Monebhurrun constate : "J'ai plus écrit en portugais qu'en anglais ou en français." Maitriser le portugais est pour lui une "belle revanche".

Dans le livre, l'auteur se souvient qu'il voulait apprendre le mandarin au primaire. "J'ai toujours adoré les arts martiaux. Quand j'ai demandé si je pouvais étudier le mandarin, on m'a ri au nez. Votre patronyme déterminait la langue que vous deviez étudier. Si vous n'aviez pas un nom oriental, vous étiez en cours de catéchisme, ce qui est étrange parce que ce n'est pas une langue étrangère."

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