Mettre les réseaux sociaux en quarantaine. C'est ce qu'ont tenté de faire les autorités en coupant purement et simplement l'accès aux réseaux sociaux. Les internautes mauriciens se sont réveillés en état de choc, hier, en constatant qu'ils n'avaient plus accès aux réseaux sociaux.
C'est Emtel, l'un des opérateurs de téléphonie mobile, qui a annoncé la nouvelle en premier, informant que l'Information and Communication Technologies Authority (ICTA) avait ordonné aux opérateurs de suspendre l'accès aux plateformes jusqu'au 11 novembre. Cette décision drastique a été justifiée par des «publications illégales susceptibles de menacer la sécurité nationale et la sûreté publique».
Cette décision a suscité une vague de réactions et de contestations, une mobilisation qui a contraint le gouvernement à faire marche arrière. L'interdiction pourrait être levée prochainement, mais le calendrier reste flou.
Malgré les indications rassurantes du Premier ministre sortant, Pravind Jugnauth, lors d'une conférence de presse hier après-midi, aucune précision n'a été donnée quant au moment exact de cette levée. Cette décision interviendra-t-elle avant ou après les élections à venir? Pour justifier cette mesure, Pravind Jugnauth a mis en avant un enregistrement diffusé, jeudi soir, par Missie Moustass.
Selon cet enregistrement, la ligne sécurisée du Premier ministre sortant aurait été mise sur écoute, un acte considéré comme une infraction grave relevant de la Prevention of Terrorism Act (PoTA), invoquant une tentative de cyberattaque à la sécurité de l'État. Pravind Jugnauth a toutefois admis que sa décision fait aussi suite à des informations concernant la diffusion imminente de nouvelles bandes sonores, potentiellement explosives pour le pays.
Cette justification peine à convaincre car pourquoi avoir uniquement ciblé les réseaux sociaux ? Dans le contexte actuel, nombre de citoyens perçoivent plutôt cette décision comme une tentative de préserver la sécurité politique du parti au pouvoir, plus que celle de l'État.
En prenant une telle mesure, Maurice aurait rejoint le groupe des pays comme la Corée du Nord, l'Érythrée, le Turkménistan, et l'Ouzbékistan, où le contrôle de l'information est un pilier de l'autorité étatique. Après avoir parlé de recours à l'intelligence artificielle et de la mise en place d'une commission d'enquête, le gouvernement sortant est passé à une offensive directe en ciblant les réseaux sociaux.
Le bureau du Premier ministre (PMO) communique-t-il sur des enjeux de sécurité nationale avec ses homologues étrangers à travers les réseaux sociaux, vu qu'il a ciblé uniquement ces plateformes ? Le PM a admis lors de sa conférence de presse que, selon ses renseignements, c'est la ligne directe du PMO qui aurait été sur écoute.
Un autre aspect troublant de cette décision est la manière précipitée avec laquelle elle a été mise en oeuvre. Les directives adressées à l'ICTA ont été données un jour férié, dans la soirée, et le blocage des réseaux sociaux s'est opéré dès les petites heures du matin, avant même la réunion du comité de crise prévue au PMO. Pourquoi le PMO n'a-t-il pas attendu la tenue du comité de crise avant d'agir ?
Quelques heures après, le gouvernement a dû venir justifier cette décision. Cependant, les questions demeurent. Que s'est-il passé durant cette brève période où l'accès aux réseaux sociaux était bloqué ? Quelles décisions ont été prises et quelles actions ont été entreprises durant ce temps opaque ?
L'ICTA, dans son communiqué, a justifié cette décision en se basant sur les sections 18 (1)(a) et 18 (1)(m) de l'ICT Act. Ces articles permettent de «mettre en oeuvre la politique du gouvernement» et de «réguler ou de restreindre les contenus nuisibles et illégaux sur internet». Il est donc clair que la directive provient des plus hautes sphères, invoquant la sécurité nationale comme argument de justification.
L'article 12 de la Constitution mauricienne garantit le droit des citoyens à la liberté d'expression, y compris la liberté de «recevoir et de transmettre des idées et des informations sans ingérence». De nombreux Mauriciens estiment que le rôle des médias et des réseaux sociaux est d'agir comme un contre-pouvoir.
Le «locus standi» pour un recours légal
Bien que des recours légaux soient possibles pour contester certaines décisions, la question du «locus standi» (intérêt juridique) se pose souvent en premier lieu. Les directives de l'ICTA visant à bloquer l'accès aux réseaux sociaux ciblaient spécifiquement les opérateurs Emtel et Myt. Ce sont donc ces opérateurs qui possèdent un locus standi clair pour contester ces directives en cour, car ils en sont directement visés, mais ils ne l'ont pas fait.
En revanche, toute autre partie, y compris les citoyens affectés, se heurte à l'obstacle de démontrer l'intérêt juridique qu'elle possède dans cette affaire, même si une telle décision a un impact direct sur sa vie quotidienne.
Injonction de Linion Reform. L'ICTA et Emtel sommés de répondre aujourd'hui
Linion Reform, par le biais de ses hommes de loi, Me Kailash Trilochun et l'avoué Pazhany Rangasamy, a déposé une «mandatory injunction», hier matin, visant à sommer l'ICTA de restaurer l'accès aux réseaux sociaux. Ils se sont appuyés sur les sections 1 et 12 de la Constitution, tout en évoquant les risques que le pays entre dans un éboulement social à la suite de cette décision. L'affaire a été appelée hier après-midi à 16 heures devant la juge Shameem Hamuth-Laulloo.
Les représentants de l'ICTA et d'Emtel, défendeurs dans l'affaire, étaient présents et ont demandé un délai supplémentaire pour répondre à l'affidavit. La juge a attiré leur attention sur la gravité de cette affaire, précisant qu'elle ne pouvait être indéfiniment retardée. Elle a reporté l'affaire à aujourd'hui, à 10 heures, en indiquant également que les officiers de la cour seraient présents pour procéder à l'assermentation des contre-affidavits.
À la fin de l'audience, Me Pazhany Rangasamy a tenté de remercier la juge d'avoir convoqué l'affaire en fin d'après-midi, mais elle l'a rapidement interrompu en soulignant qu'il n'était pas nécessaire de la remercier car il était de son devoir, en tant que juge, d'entendre et de statuer sur cette affaire de nature urgente.
Réaction de la population: Le VPN comme outil de résistance citoyenne
Plutôt que de rester les bras croisés, de nombreux utilisateurs se sont tournés vers des solutions alternatives, dont le «Virtual Private Network» (VPN), pour accéder à ces plateformes. Un VPN permet de chiffrer le trafic internet et de masquer l'identité en ligne, rendant difficile l'identification de la localisation et protégeant les données personnelles. En contournant les restrictions, les citoyens montrent leur capacité à résister aux décisions qui limitent leur liberté en ligne.
Réactions
Me Satyajit Boolell, ex-DPP: «Il faut contester massivement cette décision arbitraire»
«On ne connaît pas les vraies raisons derrière cette décision arbitraire et répressive. Les gens ont le droit de recevoir les informations et ce, à travers les réseaux sociaux et on est totalement dans l'obscurité quant à la raison qui a motivé l'ICTA à censurer l'accès aux réseaux sociaux.» Réaction sans ambages de Me Satyajit Boolell.
Le Senior Counsel et ancien Directeur des poursuites publiques estime que la colère des citoyens pourrait être le prélude à la déclaration de l'État d'urgence et au report des élections générales. «Nous avons déjà connu cette situation dans les années 70, il est essentiel d'être vigilants et de contester cette décision disproportionnée qui menace la liberté d'expression», martèle Me Boolell. Pour lui, que l'ICTA ait évoqué un «harmful content» entourant les bandes sonores diffusées par Missie Moustass, n'est pas une raison en soi de bannir l'accès aux réseaux sociaux. «C'est une excuse».
Me Ashok Radhakissoon, ex-président de l'IBA Et de l'ICTA: «On bloque l'accès à l'information qui est garantie par l'article 12 de la Constitution»
Me Ashok Radhakissoon se dit estomaqué par cette décision. «Je n'aurais jamais pensé que l'île Maurice arrive à ce stade. On vit dans un pays démocratique mais on n'est pas loin de la Corée du Nord et cela montre que les personnes au pouvoir sont prêtes à tout pour arriver à leurs fins», observe l'ex-président de l'Independent Broadcasting Authority (IBA) et de l'Information and Communication Technologies Authority (ICTA).
«Certes, l'État a le droit de protéger la sécurité nationale, mais cela ne doit pas se faire par la censure et la disruption ; cela doit être proportionné. On bloque l'accès à l'information qui est garantie par l'article 12 de la Constitution.» Il soutient que l'ICTA n'a pas fourni de justification valable.
Pour Me Ashok Radhakissoon, ce n'est pas la sécurité de l'Etat qui est menacée mais certaines personnes du pouvoir. «On utilise l'arme ultime et je suis doublement consterné parce que je connais la bataille pour la libéralisation des radios privées et pour moi, c'est déplorable et de la basse gouvernance».