Le gouvernement et l'armée soudanais se sont montrés reconnaissant envers la Russie après son veto apposé lundi 18 novembre au Conseil de sécurité de l'ONU contre un projet de résolution britannique. Le projet de résolution, soutenu par les États-Unis, visait à obtenir un cessez-le-feu au Soudan et à protéger les civils. Mais selon Khartoum, le texte était piégé, car il ouvrait une brèche à une intervention militaire étrangère sans passer par l'ONU.
Les 14 membres permanents du Conseil de sécurité ont voté pour le texte qui exigeait notamment que les Forces armées soudanaises du général Abdel Fattah al-Burhan et les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohammed Hamdan Dogolo, dit « Hemedti », mettent en oeuvre la Déclaration d'engagement de Jeddah en faveur de la protection des civils du Soudan.
Pour le gouvernement et l'armée soudanaise, ce projet de résolution violerait la souveraineté du Soudan. En réaction au véto russe, le chef de l'armée et général Abdel Fatah al-Burhan a déclaré que « nous n'accepterons pas des solutions imposées touchant à notre souveraineté, sous une apparence humanitaire. Il s'agit là d'un complot qui vise à déployer des forces multinationales dans le pays ».
Par ailleurs, un refus catégorique est officiellement opposé à l'idée de mettre l'armée régulière et les paramilitaires des FSR sur un pied d'égalité, comme c'était le cas dans le projet de résolution. Une critique, car, selon des rapports de l'ONU, ce sont les FSR qui ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité depuis le début de la guerre le 15 avril 2022.
Le texte original criminalisait donc d'une manière égale l'armée soudanaise et les FSR, ce qui n'est pas concevable : « Le Conseil sait qui sont les agresseurs du Soudan, mais hésite à les nommer », a ainsi protesté le représentant du Soudan à l'ONU réclamant au Conseil d'approuver le plan de protection des civils que le Soudan lui proposera bientôt. Pour lui, les efforts diplomatiques pour un règlement du conflit ne doivent pas aboutir à « une mise sous tutelle » de Khartoum.
Pour Khartoum, certains paragraphes du texte final de la résolution sont piégés et demeurent ambigus, laissant ainsi la porte grande ouverte aux interprétations. Exemple : l'article 15 qui donne le droit d'intervenir au Soudan sans l'autorisation du Conseil de sécurité de l'ONU. D'où la position du ministère soudanais des Affaires étrangères qui a salué un veto russe visant à respecter « les principes de souveraineté du Soudan, son indépendance, son unité et l'unité de ses institutions ».
Ce projet visait « à diviser le Soudan en plusieurs États et en plusieurs zones d'influences sous la couverture humanitaire » a également accusé le gouverneur du Darfour Minni Arkou Minnaoui. Sur son compte X, cet allié de l'armée rajoute qu'à « travers le Soudan, c'est toute la région du Sahel qui est visée ».
Selon plusieurs observateurs soudanais et de la région, c'est la nature du projet de la résolution britannique qui est dénoncé. Il cherchait à créer dans le pays, « des conditions qui pourraient préparer le déploiement de forces militaires sur le terrain ».
Les Britanniques accusés de vouloir « rétablir la légalité » des FSR
Selon des sources soudanaises, le projet original du texte a été écrit hâtivement avant que les données ne changent sur le terrain. La décision devait être votée durant la présidence du Royaume-Uni du Conseil de sécurité durant ce mois de novembre. Le texte visait ainsi à imposer des sanctions contre le gouvernement soudanais dans le but de le faire plier pour qu'il engage le dialogue avec les FSR. Un dialogue rompu depuis avril 2023 et la non-application des résolutions de Jeddah.
C'est une invitation à violer la souveraineté du Soudan, s'insurge un ancien responsable du régime déchu d'Omar el-Béchir : le projet de résolution visait, au début, à « rétablir la légalité de cette milice », en faisant allusion aux FSR. Selon lui, « c'est le but sur lequel Londres travaille depuis plusieurs années », « même si les termes changent, le fond reste le même », a-t-il confié à la presse soudanaise.
Le projet de résolution prévoit, en effet, que chaque partie garde le contrôle des zones acquises depuis le début de la guerre en 2022. Ce qui, d'un point de vue soudanais, pourrait ouvrir la porte à la désintégration du pays.
Un texte qui ne partageait pas les responsabilités de chaque camp
Lors des discussions du projet de la résolution, les divisions au sein du Conseil de sécurité se sont aggravées au point que le représentant français a réclamé que les discussions soient fermées afin d'avancer. Les termes du texte ont été adoucis sans dissiper toutefois les inquiétudes soudanaises qui dénoncent « des pièges qui permettent au Royaume-Uni et à ses alliés de prendre des mesures plus radicales contre l'armée soudanaise ».
Le projet de résolution, ne précise pas, par ailleurs, qui, parmi les militaires et les paramilitaires, est responsable de la sécurité des civils et de la sécurité des frontières. Il ne précise pas non plus qui pourrait prendre la décision d'inviter des forces étrangères à intervenir dans le pays. Le gouvernement soudanais n'est pas désigné et la question de la légalité entre le gouvernement et les FSR s'invite au débat. Pour le gouvernement, c'est alors un texte « honteux qui viole la souveraineté » du pays.
Ingérence au nom de la protection des civils
Plusieurs jours sont passés depuis l'échec de cette résolution, mais le débat et la polémique autour de ce projet n'en finit pas au Soudan. La non-adoption de la résolution a mis en colère les forces de Takadum, dirigées par l'ancien premier ministre Hamdok et considéré par l'armée comme la « vitrine médiatique » de Mohammed Hamdan Dogolo, dit « Hemedti », le chef des FSR. Hamdok s'est allié à « Hemedti » en signant un accord il y a plus d'un an et il s'est rendu à Londres la semaine dernière, défendant le texte de la résolution. Il misait sur son adoption afin de garantir son avenir politique, lui qui a été chassé du pouvoir par l'armée, qui a nommé un gouvernement qui lui est favorable.
Certains responsables soudanais regrettent toutefois profondément que certains pays veuillent appliquer leurs agendas et tenter d'intervenir militairement au Soudan. Cela au nom de la protection des civils soudanais.
Mais le projet d'une résolution pour la protection des civils ne date pas d'hier : il a été évoqué à de multiples reprises. En mars dernier, après les réunions de Genève où l'armée n'a pas été représentée, l'envoyé spécial américain Thomas Piriello avait déjà évoqué le sujet.
Des réunions en marge du sommet de l'ONU en septembre dernier ont été également consacrées à ce sujet, une mission d'enquête a finalement été envoyée au Soudan dans ce but, avant que le secrétaire général Antonio Guterres ne se résolve à l'évidence en annonçant que « les conditions ne sont pas réunies pour déployer une force militaire au Soudan dans le but de protéger les civils ».
L'Union africaine, de son côté, était impliquée dans l'envoi d'une force africaine au Soudan pour la protection des civils, mais l'UA a reconnu la nécessité d'ouvrir préalablement le débat avec le Soudan. Djibouti, qui dirige l' Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad), s'est même résolu à faire le médiateur pour le retour du Soudan au sein de l'UA. Car le pays a été suspendu de l'union.
Intérêts de la Russie
En soutenant le gouvernement soudanais, Moscou a marqué un point face aux occidentaux à l'ONU. Son usage du veto a été apprécié à Khartoum, alors que la Russie cherche toujours à disposer d'une base militaire logistique sur la mer Rouge au Soudan, un projet qui existe depuis l'époque d'Omar el-Béchir, mais en suspens en raison des pressions américaines.
Quand elle affirme qu'elle est contre les ingérences étrangères au Soudan, Moscou renforce la position de Khartoum face aux pressions internationales et se donne plus de chance pour s'octroyer une telle base.
Selon plusieurs observateurs, cette position offre également à la Russie l'occasion de consolider son influence économique, militaire, mais aussi diplomatique en Afrique. Elle montre aussi aux autres pays africains qu'elle est un allié fort et de confiance face à « l'hégémonie occidentale ». Cela ne peut qu'apporter de l'eau à son moulin et pousser en avant sa stratégie visant à accroitre sa présence sur le continent africain.