Le 80e anniversaire du massacre des tirailleurs africains (appelés aussi tirailleurs sénégalais) par les soldats français, à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, a marqué un tournant historique et mémoriel, le 1er décembre 2024. Le président français Emmanuel Macron, dans un geste inédit, a qualifié les faits de «massacre», rompant avec huit décennies de discours ambigus. Au Sénégal, lors de la commémoration de cet événement tragique, le président Bassirou Diomaye Faye a rendu hommage « aux héros africains (...) victimes d'un acte prémédité visant à perpétuer l'ordre colonial ».
Cette commémoration officielle, réunissant plusieurs chefs d'État africains et organisée pour la première fois par le Sénégal, reflète la volonté et l'ambition des nouvelles autorités d'intégrer cette réappropriation symbolique dans une perspective régionale.
Anthony Guyon, qui a étudié l'histoire de ces soldats africains, explique à The Conversation Africa la portée symbolique et politique de ce geste, les défis historiographiques et les mécanismes nécessaires pour établir une vérité partagée. Il s'interroge aussi sur l'impact mémoriel de cet événement au Sénégal et dans les pays concernés les tirailleurs sénégalais.
Quelle est la portée symbolique et politique de la reconnaissance du massacre de Thiaroye par Emmanuel Macron ?
Dans sa lettre, le président Emmanuel Macron a écrit : « la France se doit de reconnaître que ce jour-là, la confrontation de militaires et de tirailleurs qui exigeaient que soit versée l'entièreté de leur solde légitime, a déclenché un enchaînement de faits ayant abouti à un massacre ». Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye estime que cette déclaration est un pas important vers la vérité. Car les mots ont un sens : François Hollande parlait en 2014 de « répression brutale » mais Emmanuel Macron devient donc le premier président français à qualifier les événements du 1er décembre 1944 de massacre.
Cela permet ainsi de balayer des expressions évasives comme « tragédie de Thiaroye », voire mensongères comme « mutinerie de Thiaroye » qui rejetaient la responsabilité sur ces hommes. Espérons ici que, par ces mots, le président français mette un terme aux ambiguïtés sémantiques.
Quelle est la signification de la première commémoration officielle organisée par le Sénégal ?
Il y a clairement une volonté des autorités sénégalaises de se réapproprier l'histoire du massacre de Thiaroye et, espérons-le, de l'ensemble des tirailleurs sénégalais. L'un des points forts de la commémoration du dimanche 1er décembre est la présence de cinq autres chefs d'État africains. L'histoire des tirailleurs est celle du Sénégal, des pays africains colonisés par la France et de la France.
Elle est celle des hommes massacrés à Thiaroye pour avoir simplement réclamé leur solde. Elle est celle du Guinéen Addi Bâ, haute figure de la Résistance dans les Vosges (France), fusillé en 1943. Elle est celle de Georges Koudoukou, originaire d'Oubangui-Chari (Centrafrique), qui a été blessé mortellement à Bir Hakeim (nord du désert libyen).
Mais elle est aussi celle des 60 000 tirailleurs qui ont combattu en Indochine. L'histoire de tous ces hommes doit être connue non seulement en France mais aussi dans l'ensemble des pays dont ils étaient originaires. La commémoration du 1er décembre ne peut que participer à cela.
Quels mécanismes seraient nécessaires pour établir une vérité officielle et honorer pleinement les victimes ?
Je ne pense pas que les deux vont de pair. Historiens et historiennes des deux continents s'intéressent depuis longtemps à cette histoire. En revanche que le pouvoir politique honore ces victimes provoque forcément un intérêt des citoyennes et des citoyens pour le sujet. Le fait que le président sénégalais ait créé une commission sur Thiaroye devrait permettre de lever le voile sur plusieurs zones d'ombre qui couvrent encore la journée du 1er décembre 1944.
Laissons cette commission travailler et la vérité sera peu à peu fixée. Désormais, Thiaroye ne peut plus être qualifié autrement que par le terme de massacre. Parmi les points à éclaircir, il reste notamment le nombre de victimes car les chiffres donnés par une même source de 35 et 70 victimes ne peuvent correspondre aux faits établis par les chercheurs sur cette journée.
On a constaté cet été que les commémorations du débarquement de Provence ont été l'occasion de rappeler que les soldats originaires d'Afrique ont participé massivement à ce débarquement, mais que beaucoup ont été remplacés par des résistants au moment de remonter vers l'Alsace. Ce fait était ignoré par beaucoup et les commémorations ont permis de le rappeler. Il devrait en être de même avec Thiaroye.
Comment la célébration du massacre de Thiaroye pourrait-elle influencer les dynamiques mémorielles au Sénégal et dans d'autres pays africains ?
L'historien n'a pas à dicter les mémoires, encore moins celles d'un autre pays. L'histoire de Thiaroye et des tirailleurs sénégalais dépasse le seul Sénégal. Il s'agit d'une histoire partagée entre l'ensemble des pays dont ils étaient originaires et la France. Ensemble, ils se sont battus pour des causes et des valeurs qui sont malheureusement aujourd'hui menacées et piétinées. La moitié des 70 000 combattants de la France libre venaient de l'Empire (territoires sous domination française) et savaient parfaitement ce qui séparait la France libre du régime de Vichy (régime politique autoritaire et collaborationniste avec l'Allemagne nazie instauré en France à la suite de l'armistice du 22 juin).
La survie et la victoire des valeurs républicaines ont aussi été permises par des troupes venues des territoires colonisés. L'histoire est complexe, un État doit savoir honorer ses héros, ses victimes mais aussi éclairer ses pages les plus sombres. L'historien établit des faits, il n'a ensuite guère d'influence sur ce qu'en font les dirigeants politiques, puis les citoyens et citoyennes.
Côté français, les derniers jours ont été intéressants puisque Emmanuel Macron a décidé de panthéoniser l'historien Marc Bloch, fusillé par les nazis le 16 juin 1944, et dont la famille a déjà annoncé qu'elle ne souhaitait pas la présence de l'extrême-droite à la cérémonie, puis il a qualifié Thiaroye de massacre.
Par ces deux mesures, il rappelle toute la complexité de l'histoire et aussi de la dynamique mémorielle. En tant qu'historien, je ne peux que me réjouir de voir une envie collective de faire toute la lumière sur le massacre de Thiaroye. Il reste désormais à transformer les mots en actes en permettant aux chercheuses et chercheurs de disposer de tous les moyens nécessaires pour mener à bien leur travail.
Anthony Guyon, Historien associé au laboratoire CRISES, Université Paul Valéry - Montpellier III