Maroc: Comment les marocaines voient le changement démocratique au Maroc?

18 Février 2002
interview

Washington, DC — [Du 1-15 fevrier courant, le Centre d'Etudes Stratégiques de l'Afrique a organizé une conférence à Washington rassemblant des responsables militaires et civils en Afrique pour débattre de questions relatives à la sécurité. Nouzha Skalli Bennis, conseillère municipale à Casablanca, a représenté l' Association démocratique des femmes du Maroc à cette conférence. Dans une interview avec allAfrica.com, Skalli répand la lumière sur la position des mouvements féminins marocains dans le processus de démocratisation que connait le pays depuis quelques années.]

Q: Que vous a rapporté votre participation à cette conférence, en tant que représentante d'une ONG féminine au Maroc?

R: Cette conférence a été pour moi une occasion très importante de développer le concept de sécurité. Habituellement, quand on pense à la sécurité, on pense essentiellement à la sécurité militaire. Or, dans le monde développé, il y a une conception de la sécurité par rapport à ce qui peut entraver la vie humaine et qui peut faire que cette vie devienne difficile à supporter et qui pousse, par conséquent, vers l'insécurité. La pauvreté constitue une menace, l'analphabetisme une autre, ainsi que le manque de démocratie, l'atteinte aux droits de l'homme etc. C'est à dire que la sécurité ne se voit plus au sens classique, qui est militaire ou policier, mais au sens du développement humain, si vous voulez.

Dans ce sens là, il était très important de voir comment une collaboration entre les militaires, la société civile, les médias, les 'gens' d'affaires et toutes les forces vives de la société, pourait aboutir à l'élaboration d'une stratégie intégrée qui tient compte des besoins de chacun, de la compréhension de chacun, du savoir-faire de chacun, et qu'elle permet de donner un développement harmonieux des besoins de la société.

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Q: Puisque vous parlez de sécurité, cette conférence s'inscrit dans un contexte international dominé par les événements du 11 septembre. Le gouvernement marocain actuel a par le passé montré une volonté de reformer le status juridique des femmes bien qu'il semble avoir reculé devant l'opposition des milieux conservateurs, qu'ils soient islamistes durs ou autres. A votre avis, les effets du 11 septembre accroitraient-ils nécessairement l'opposition à ces réformes? On voit bien qu'au Maroc, comme ailleurs dans le monde musulman, certains voient la réforme du statut de la femme comme un projet axé sur les valeurs de l'Occident qu'ils rejettent comme impie et anti-islamique.

R: Il y a tellement de façons de voir le 11 septembre qu'on ne va pas s'étendre sur tous les points de vue. Mais un des enseignements du 11 septembre, c'est que la question de la femme se passe maintenant au centre de la problématique qui a été ébranlée par ces événements, à savoir jusqu'a quel point l'extremisme religieux peut aller dans le sens de l'aggression envers une société et son équilibre sociétaire et qui a un peu mis l'éclairage sur la question de la situation de la femme en Afghanistan. Auparavant, excepté les initiés, peu de gens parlaient du sort fait au femmes en Afghanistan qui, comme a dit le Roi Mohammed VI, vivaient dans des prisons en tissu. Bien sur, on peut aussi voir le 11 septembre comme une réponse au déséquilibre de la politique américaine au Moyen Orient, un déséquilibre qui est parmi les raisons qui ont nouri des frustrations. [...]

Q: Mais étant donné que des femmes comme vous au Maroc disent que leurs revendications s'inscrivent dans un projet de démocratisation de la société, il y a certainement des gens qui vont rejeter les valeurs démocratiques perçues par eux comme un produit justement américain ou occidental, et par là dire que l'égalité des sexes n'a pas droit de cité chez eux.

R: L'égalité de la femme n'est pas un monopole de l'Occident. Au contraire, si on veut chercher dans nos racines les plus profondes, le mouvemement "féministe" chez les femmes, le mouvement de contestation et d'aspiration à l'égalité, existait du temps du Prophète Mohammed. Le language même du Coran qui s'addresse aux "croyants" et "croyantes", au "musulmans" et "musulmanes" était une réponse à une "revendication" de femmes à l'époque qui, on rapporte, demandaient au Prophète pourquoi nous n'avons pas ceci, pourquoi nous n'avons pas cela. Donc l'aspiration des femmes à l'égalité date de tous les temps. Ceux qui veulent rattacher l'égalité des femmes à l'Occident ne cherchent que des prétextes pour éloigner les revendications féminines et les envoyer aux calendes grecques.

Maintenant pour les luttes des femmes marocaines, ce ne sont pas des luttes ponctuelles ou qui datent d'hier. Ce sont des luttes qui durent depuis plusieurs décennies, et maintenant, on est arrivé à un point où les inégalités se sont révélées d'une façon assez claire.

Q: Vous pensez que la majorité des hommes, ou même des femmes, au Maroc partage cette opinion avec vous?

R: Je ne pense pas que les hommes au Maroc associent l'égalité des femmes à l'Occident. Je n'ai absolument pas senti, par exemple, que le 11 septembre ait constitué en quoi que ce soit un autre prétexte pour faire taire les femmes. Au contraire, nous sentons qu'il y a une certaine sympathie maintenant par rapport à la cause des femmes mais qu'il existe un manque d'audace de la part des décideurs pour franchir le pas et dire qu'il faut des acquis pour les femmes, et nous voulons faire de sorte à ce que ces acquis soit reconnus. Il y a une trop grande complaisance par rapport à une supposée résistance de la société et par rapport aux forces ultra-conservatrices que sont les extrémistes qui sont allérgiques à tout ce qui constitue un projet pour la situation des femmes.

Q: Les femmes marocaines aussi sont parfois accusées de complaisance. On dit que dans la question de l'héritage, par exemple, elles n'ont pas les moyens de leurs ambitions. L'Islam stipule, par exemple, qu' un homme doit hériter deux fois l'équivalent de ce qui revient à sa soeur après la mort de leur père. C'est une question que les associations féminines du pays essayent d'occulter, tellement elle est religieusement et politiquement délicate. Qu'est ce que vous en dites?

R: En effet, la question de l'heritage n'a pas été posée au niveau du plan d'action du gouvernement. Il n' y a aucune revendication relative à l'heritage dans ce plan ni dans la platforme du Printemps de l'Egalité, un collectif que nous avons constitué pour coordonner entre les associations féminines.

Bien que la porte de l'interprétation des textes religieux soit ouverte et ne doive pas etre fermée, on ne pose pas la question de l'heritage aujourd'hui parce qu'on pense qu'il y a beaucoup, beaucoup de choses à faire pour les femmes sans avoir à parler de cette question. Par contre, ce que nous avons posé c'est la question des biens acquis pendant les années du mariage. Nous avons des cas multiples et concrets de femmes qui ont travaillé toute leur vie pour constituer un patrimoine commun avec leurs maris mais ce patrimoine a été constitué au nom du mari. Au moment où, après vingt ou trente ans de mariage, il y a un divorce qui intrervient, c'est le mari qui récolte tout et la femme se retrouve à la rue après toute une vie de travail à côté de son mari. On estime que tout ce qui a été acquis pendant la période du mariage doit faire partie d'un patrimoine commun. Même dans notre niveau social, les femmes ont une pudeur légitime à poser la question de mettre des biens à leurs nom au moment du mariage parce qu'il y a une espèce de fusion sous l'égide du mari qui s'accapart très facilement la proprièté qui revient au couple. Et ça nous le contestons maintenant. C'est une injustice grave à laquelle il faut mettre fin.

Q: Cela c'est le volet juridique. Parlons un peu du volet politique. On est à sept mois des elections que l'on a tendance à décrire comme étant "cruciales" par rapport à l'avenir politique et social du Maroc. Comme on a dit auparavant, le gouvernement des socialistes qui mènent l'alternance politique depuis bientôt quatre ans, avait exprimé un vif intérêt à faire bouger la question de la femme. Pourtant, ce dossier semble trainer depuis presque deux ans. Où en est on actuellement?

R: Le Roi a constitué une commission consultative royale avec comme instruction de réviser la Moudawana ou le Code de la Famille. La procédure de la révision a consisté à rencontrer l'ensemble des partis politiques et des associations féminines pour écouter leurs propositions et essayer de faire une synthèse en quelque sorte. Mais par la suite, on a vu que cette commission a commencé à pratiquer un nombre de consultations très étendues et on a vu un risque d'enlisement.

La réaction féminine a été de former le Printemps de l'Egalité pour unifier les points de vue. Pour nous, ce n'est pas parce qu'une commission royale a été consituée que nous devons arrêter notre bataille. D'autant plus que quand le Roi avait reçu les femmes, à l'occasion de la constitution de cette commission, il a exprimé le point de vue qui consiste à dire: je compte sur vous pour m'aider à faire ce changement. On peut facilement interpreter les paroles du Souverain comme une volonté de nous demander de collaborer ensemble à vaincre les resistances de la société ou de ceux qui sont contre l'égalité de la femme.

Q: Toutefois, il parait que le dossier fait "peur" aux forces politiques au pouvoir, ou est ce que vous pensez que la réalité est plus compliquée que ça?

R: Il y a des degrés dans le soutien que nous donnent les forces politiques. Disons que nous n'avons pas le sentiment que tout le monde est suffisamment conscient de l'ampleur des injustices qui sont vécues par les femmes. Les parties politiques sont un reflet amélioré de la société. Donc, il faut dire qu'il y a des degrés d'engagement politique à coté des femmes. Cet engagement varie d'un parti à l'autre. Mais on ne peut pas dire qu'il y a un sentiment négatif envers les femmes.

Q: Un dossier qui tient les femmes à coeur est la question de la représentation féminine au sein des instances législatives et exécutives, à savoir le parlement, les conseils communaux, le gouvernement etc. Veuillez nous esquisser un portrait de cette situation au Maroc?

R: Nous savons que les femmes au Maroc vivent une situation parfaitement anachronique au niveau de leur représentation aux postes de responsabilité et de décision. Cette situation tranche par rapport au fait que les femmes ont accédé à différentes fonctions de part leur compétence. Dans toutes les professions prestigieuses, médicale, pharmaceutique, les femmes enseignantes, les avocates, les juges, les pilotes etc, on voit que les femmes sont representées parfois même à plus de 50%, alors que dès qu'il s'agit de la responsabilité politique, les femmes sont totalement exclues. Par exemple, les femmes au sein du parlement du Maroc ne constitue que 0,5% , c'est à dire qu'il n' y a que deux femmes sur 325 représentants à la Chambre des Députés et seulement deux femmes sur 275 sièges à la Chambre des Conseillers. Egalement au niveau des communes, les femmes ne représentent que 0,34%. Il y a une seule femme qui est ministre déléguée, c'est à dire qu'elle n'est même pas ministre à plein titre. Cela au moment où la représentation des femmes dans les parlements au niveau mondial est de 13,8%. En Afrique c'est de l'ordre de 12%, dans les pays arabes c'est dans l'ordre de 4,6%. Le Maroc ne devance que ou 5 pays qui ont 0% de représentation feminine et qui sont Djibouti, les Comores, les Emirats Arabes Unis, le Koweit et l'Arabie Saoudite.

Q: Comment s'explique ce retard du Maroc?

R: Il y a plusieurs facteurs dont un certain égoisme qui a fait que les portes n'ont pas été réellement ouvertes pour les femmes. La première fois qu' une femme a accédé au parlement c'était en 1993 et on en avait que deux. Et au lieu de considèrer que c'etait une ouverture, un début qu'il fallait élargir, on a considèré que deux c'était très bien. C'est à dire que politiquement on a empêché cette progression. Mais la principale raison est d'ordre culturel, économique et aussi psychologique. Les femmes ne voient pas réellement qu'elles ont la possibilité d'accéder aux postes de responsabilité parce qu'elles voient que les horizons sont bouchés pour elles dans ce domaine.

Q: Pensez-vous que les élections de septembre prochain vont déboucher sur un changement substantiel dans cette situation?

R: Il faut dire qu'il y a des premises de changement. D'abord, la vontonté du Roi Mohammed VI s'est manifesté de façon assez claire dans la nomination des femmes à des postes élevés, et pour la première fois une femme était nommée conseillère du Roi, ce qui n'est pas rien du tout. Egalement, il y a du changement au niveau des partis politiques. C'est la première fois qu' un quota a été appliqué au niveau de l'election de femmes dans les bureaux politiques et dans les comités centraux de plusieurs partis. Des partis qui avaient 3 ou 4 femmes dans leurs comités centraux, se sont retrouvés avec trente ou trente cinq femmes. C'est un changement important. Pour les futures elections, je dirais qu'il n' y aurait de changement substantiel dans la condition féminine que s'il y a réellement des mesures volontaristes qui sont prises pour favoriser l'élection des femmes. Mais l'enjeu dépasse les seules femmes. C'est le développement du pays tout entier qui est en question ici. Un pays qui ignore les besoins de ses femmes, ignore aussi les besoins de ses enfants parce que les femmes sont plus proches des besoins des enfants. Au Maroc, les femmes et les enfants consituent 67% de la population.

Q: Finalement, puisque vous avez parlé du niveau de représentation de la femme en Afrique, il parait que les débats culturels au Maroc durant les vingt ou trente dernières années ont été axés sur ce qui se passe soit en Europe soit au Moyen Orient mais on regarde, semble-t-il, moins vers l'Afrique au sud du Sahara dont le Maroc a toujours fait partie à plus d'un niveau. Le Maroc serait-il en train d'occulter ses racines très profondes en Afrique sub-saharienne?

R: Disons que le Maroc, dans son histoire récente, a malheureusement - je ne vais pas dire- raté une occasion, mais que le retrait du Maroc de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) [pour protester contre l'admission du Front Polisario], bien qu'il ait des raisons historiques qui l'expliquent, a privé le Maroc d'un cadre dans lequel il était susceptible de manifester la solidarité africaine, les rencontres, les échanges etc. Cela ne veut pas dire que le Maroc a rompu tous les ponts avec l'Afrique sub-saharienne, il y a beaucoup de relations bilatérales qui se développent, mais il y a aussi beaucoup de cadres régionaux africains où le Maroc n'est pas associé du fait même qu'il s'est retiré de l'OUA. C'est quand même domage parce que le Maroc jouit d'une image très positive dans les pays africains. C'est un aspect qui reste à developper davantage. Le Maroc fait partie du monde musulman. Il appartient au monde arabe et au monde africain. On a beaucoup plus à gagner à nous enrichir de la diversité identitaire que de nous enfermer dans une identité unique. Une identité plurielle est toujours enrichissante.

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