Depuis avril 2023, l'est du Tchad a accueilli plus de 930 000 personnes fuyant la guerre au Soudan voisin, engendrant une crise humanitaire sans précédent. Le gouvernement tchadien et ses partenaires devraient mobiliser un soutien économique d'urgence pour la région et prévenir les violences communautaires.
Que se passe-t-il ? Depuis avril 2023, l'est du Tchad a accueilli plus de 930 000 personnes fuyant la guerre au Soudan voisin. Le conflit soudanais s'intensifiant, ce chiffre risque encore de s'accroître alors que l'aide humanitaire ne suffit déjà pas à satisfaire les besoins des réfugiés et des populations hôtes.
En quoi est-ce significatif ? Les populations de l'est du Tchad, notamment celles du Ouaddaï, où se concentre la majorité des réfugiés, faisaient déjà face à une extrême pauvreté et à des divisions entre communautés arabes et non arabes. L'accroissement soudain de la population et l'importation des fractures communautaires soudanaises risquent de déstabiliser la région.
Comment agir ? En attendant que les bailleurs de fonds honorent leurs promesses, les agences humanitaires devraient concentrer leurs efforts sur les points de tension les plus critiques entre réfugiés et populations hôtes. Le gouvernement tchadien devrait mobiliser un soutien économique pour le Ouaddaï et travailler à prévenir la montée du sentiment anti-arabe.
I. Synthèse
Fuyant la guerre qui ravage le Soudan voisin, plus de 930 000 personnes ont trouvé refuge dans l'est du Tchad depuis avril 2023. La majorité s'est installée dans la province du Ouaddaï, qui souffrait déjà d'un taux élevé de pauvreté, d'une pénurie de services de base et de tensions communautaires, notamment entre groupes arabes et non arabes.
L'arrivée d'un nombre de personnes supérieur à la moitié de la population totale de la province a amplifié ces vulnérabilités. Les rixes entre bénéficiaires d'une aide humanitaire insuffisante, ainsi qu'entre réfugiés et populations locales autour de l'accès aux ressources, sont désormais courantes, tandis que les tensions interethniques s'accentuent.
Alors que le conflit soudanais s'intensifie, une hausse du nombre de réfugiés dans les mois à venir risque d'aggraver ces problèmes. Pour éviter ce scénario, le gouvernement tchadien devrait, avec l'appui de ses partenaires internationaux, travailler à réduire les tensions à travers un soutien économique d'urgence et des actions de sensibilisation visant à prévenir de nouveaux épisodes de violences communautaires.
La guerre au Soudan a éclaté en avril 2023, poussant vers l'exode près de vingt pour cent des quelques 50 millions d'habitants de ce pays d'Afrique du Nord-Est. Plus de huit millions de personnes se sont déplacées à l'intérieur du Soudan, tandis que trois millions ont fui à l'étranger, principalement en Egypte, au Tchad et au Soudan du Sud.
Les Soudanais qui ont trouvé refuge à l'est du Tchad proviennent principalement de l'Etat du Darfour occidental, dont la capitale, Al-Geneina, a été le théâtre en 2023 de graves exactions contre les populations non arabes, et de celui du Darfour septentrional. De nombreux Tchadiens installés au Darfour, pour des raisons familiales ou économiques, ont aussi été contraints de regagner leur pays.
Les autorités de N'Djamena ont permis le déploiement rapide de l'aide humanitaire, tout en contrôlant la frontière pour empêcher l'entrée d'armes sur leur territoire. La province du Ouaddaï, frontalière du Darfour, est devenue l'épicentre de la crise : cette région semi-aride d'environ un million d'habitants, où les conditions de vie étaient déjà très précaires avant-guerre, accueille plus de 70 pour cent des personnes arrivées au Tchad pour fuir le conflit soudanais. Malgré les contraintes logistiques et sécuritaires, les agences onusiennes et les ONG internationales ont rapidement mis en place une assistance d'urgence à la frontière.
Mais cette aide ne suffit pas à satisfaire les besoins des nouveaux venus, dont la plupart sont logés dans des camps, d'autant que l'arrêt des importations depuis le Soudan entraîne une forte inflation des prix de la nourriture et que la pression démographique durcit la compétition pour l'accès à l'emploi et au logement. Au chômage et sans perspectives d'avenir, des centaines de jeunes Tchadiens rejoignent des groupes armés au Soudan dans l'espoir de s'enrichir.
Les réfugiés, quant à eux, importent fréquemment au Tchad leurs griefs identitaires, en particulier à l'encontre des communautés arabes, qu'ils accusent des massacres à l'origine de leur exode. Ces ressentiments se superposent et renforcent les fractures communautaires déjà présentes dans une région qui a connu, lors de la guerre au Darfour dans les années 2000, une autre crise majeure de réfugiés.
Des personnes attendent la distribution de nourriture dans le site d'accueil provisoire d'Adré. Fuyant la guerre qui ravage le Soudan voisin, près de 930 000 personnes ont trouvé refuge dans l'est du Tchad depuis avril 2023. Mars 2024. Ouaddaï, Tchad. CRISIS GROUP/Charles Bouessel. Plusieurs facteurs risquent d'accroître la fréquence et la gravité des violences qui touchent le Ouaddaï.
Alors que les combats dans la région du Darfour s'intensifient, le nombre de personnes cherchant refuge au Tchad devrait continuer à augmenter, ce qui risque d'accentuer les tensions au sein des populations locales et nouvellement arrivées sur le partage de l'aide humanitaire et l'accès aux opportunités économiques. Cette situation pourrait entraîner une augmentation des agressions à l'encontre des réfugiés, accusés par certains membres de la population hôte de faire monter les prix et de s'accaparer les ressources essentielles, notamment l'eau et le bois.
La protection contre les violences basées sur le genre est l'un des grands défis de cette crise. Les femmes et les enfants, qui constituent la majorité des nouveaux arrivants, sont en effet souvent chargés d'aller repérer ces ressources à l'extérieur des camps, et sont donc les plus exposés à ces attaques. La détérioration de la situation socioéconomique pourrait également pousser plus de jeunes hommes Tchadiens à s'enrôler dans le conflit soudanais, creusant encore davantage les fractures communautaires.
Alors que les ingérences régionales dans le conflit soudanais se multiplient et qu'un règlement négocié de la crise semble peu probable, les autorités tchadiennes, avec l'appui de leurs partenaires internationaux, devraient prendre des mesures urgentes pour limiter ces tensions. Les bailleurs de fonds devraient honorer leurs promesses de dons pour pallier les carences d'une réponse humanitaire que les Nations unies estiment sous financée. Avec davantage de fonds, les ONG et agences onusiennes pourraient cibler les principaux points de tension, en particulier l'accès à l'eau et au bois de chauffe.
Le gouvernement tchadien devrait, quant à lui, apporter un soutien économique direct pour soulager les habitants du Ouaddaï, tout en planifiant, à moyen terme, la construction d'infrastructures, notamment de routes et de systèmes d'adduction d'eau. Les autorités devraient également travailler à réduire le sentiment anti-arabe, qui a été fortement exacerbé par la guerre au Soudan.
A cette fin, des messages forts de solidarité et de cohésion sociale provenant de N'Djamena, y compris via des visites du président Mahamat Déby Itno dans la région, seraient particulièrement utiles. Ils devraient être coordonnés avec l'action de réconciliation menée sur le terrain par les comités mixtes composés d'autorités locales, de chefs coutumiers et de représentants des nouveaux arrivants. Enfin, en profitant des liens familiaux et communautaires transfrontaliers, les autorités tchadiennes pourraient assumer un rôle de médiation locale entre les parties au conflit au Darfour.
II. Les impacts transfrontaliers de la guerre au Soudan
A. L'intensification du conflit au Darfour
Depuis le mois d'avril 2023, les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, sont engagées dans une lutte de pouvoir avec les Forces de soutien rapide (FSR), contrôlées par son ancien adjoint, Mohamed Hamdan « Hemedti » Dagalo.[1]
Les FSR sont une force paramilitaire qui trouve son origine au Darfour, une vaste région de l'ouest du Soudan dont une partie jouxte le Tchad. A partir de 2003, l'ancien président du Soudan, Omar el-Béchir, a mobilisé des milices majoritairement arabes pour réprimer des mouvements rebelles issus des communautés non arabes du Darfour, qui accusaient le pouvoir central de les opprimer. Hemedti faisait partie du commandement des Janjawids, l'une des milices progouvernementales les plus puissantes.
Dix ans plus tard, le régime de Khartoum a formalisé l'intégration de ces milices dans son appareil sécuritaire en créant les FSR. Après avoir joué un rôle important dans la chute du président el-Béchir en 2019, ces forces paramilitaires ont, en octobre 2021, participé avec l'armée régulière à un coup d'Etat contre le gouvernement de transition mixte, dirigé par des civils et des militaires.[2]
Les négociations visant à fusionner les deux forces ont exacerbé les tensions entre Burhan et Hemedti, ce qui a conduit à un conflit violent en avril 2023. Les combats ont dévasté plusieurs régions et mené le Soudan à l'effondrement. La capitale Khartoum a été ravagée, poussant la direction des FAS à s'installer à Port-Soudan, la capitale de l'Etat de la mer Rouge, dans le nord-est du pays.
Des puissances étrangères, comme l'Egypte et les Emirats arabes unis (EAU), se sont impliquées dans le conflit, soutenant respectivement les FAS et les FSR, éloignant un peu plus les perspectives de paix. Les combats ont provoqué la fuite de près de vingt pour cent de la population. Plus de huit millions de personnes se sont déplacées à l'intérieur du Soudan, tandis que trois millions ont fui à l'étranger, principalement en Egypte, au Tchad et au Soudan du Sud.
Les violences n'ont pas épargné le Darfour. En novembre 2023, les FSR ont achevé leur prise de contrôle de plusieurs villes importantes de cette région, notamment Al-Geneina, la capitale de l'Etat du Darfour occidental, et Nyala, la capitale de l'Etat du Darfour méridional. Elles y ont commis, avec leurs milices affiliées, de graves exactions contre les populations non arabes, telles que les Massalit, qualifiées de « nettoyage ethnique » par l'ONG des droits humains Human Rights Watch.[3] Si les hommes et les jeunes garçons n'ont pas été épargnés, les femmes et les jeunes filles ont été particulièrement exposées aux violences sexuelles perpétrées à grande échelle par les FSR et leurs milices affiliées lors des attaques dans la région du Darfour occidental et dans l'agglomération de Khartoum.[4]
[1] Voir le Q&A de Crisis Group, Retombées au Tchad des combats qui sévissent au Darfour, 10 août 2023.
[2] Ibid. Voir la déclaration de Crisis Group, Sudan: A year of war, 11 avril 2024.
[3] « Soudan : Nettoyage ethnique au Darfour occidental », Human Rights Watch, 9 mai 2024.
[4] De nombreuses victimes et témoins de viols et d'autres formes de violences sexuelles ont été recensés, notamment lors des attaques d'Al-Geneina, de la mi-avril à la mi-juin 2023.« Report of the independent international fact-finding mission for the Sudan », Nations unies, 5 septembre 2024. « Sudan war: 'Horror' grows as report of summary executions emerge », Nations unies, 3 octobre 2024.
Les violences perpétrées par les FSR sur les civils ... et les bombardements effectués par les deux camps sont la principale cause de l'exode au Tchad.
Les violences perpétrées par les FSR sur les civils - incluant pillages, viols et meurtres - et les bombardements effectués par les deux camps sont la principale cause de l'exode au Tchad des populations darfouriennes, ainsi que des Tchadiens vivant dans cette région, que ce soit pour des raisons économiques ou familiales.[1] Elles rappellent, dans une certaine mesure, les atrocités perpétrées, à partir de 2003, par les Janjawids contre les rebelles et les civils au Darfour, en particulier à l'encontre des communautés massalit, fur et zaghawa.[2]
A l'époque, ces violences avaient fait, selon l'ONU, plus de 300 000 morts, et poussé 240 000 Soudanais et 180 000 Tchadiens vivant au Darfour à trouver refuge dans l'est du Tchad.[3] La majorité des Soudanais sont restés au Tchad, où ils continuent pour la plupart à vivre dans des camps et à bénéficier d'un statut de réfugié ; les Tchadiens (dits « rapatriés » dans le jargon humanitaire) se sont quant à eux réintégrés dans leur pays d'origine.[4]
Les exactions des FSR et la distribution par les SAF d'armements aux communautés non arabes ont exacerbé les tensions interethniques au Darfour.[5] Les communautés non arabes nourrissent un esprit de revanche vis-à-vis des populations arabes après les massacres d'Al-Geneina, qui ont fait entre 10 000 et 15 000 morts entre juin et novembre 2023, et le siège de la ville d'El-Fasher, capitale de l'Etat du Darfour septentrional, qui a commencé en mai 2024.[6] Des milliers d'entre eux ont rejoint la Joint Darfur Force (JDF), une coalition armée de défense des civils créée en avril 2023 par d'anciens groupes rebelles du Darfour signataires d'un accord de paix avec le gouvernement soudanais, à Juba, en 2020.[7]
Initialement neutre, une partie de la JDF s'est alliée aux FAS en novembre 2023.[8] Jusqu'ici, elle est parvenue à repousser les assauts des FSR sur El-Fasher. En octobre 2024, elle a lancé une vaste offensive au Darfour occidental, largement repoussée par les forces d'Hemedti.[9] Ces récents combats ont entraîné une autre vague exceptionnelle de déplacements : plus de 20 000 personnes sont arrivées au Tchad lors de la première semaine d'octobre.[10]
[1] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[2] Contrairement à 2003, seuls les Massalit ont été ciblés à grande échelle dès le début du conflit, en partie à cause de conflits fonciers de longue date qui les opposent à des tribus arabes. Les Fur et les Zaghawa ont été ciblés à partir du siège d'El-Fasher en mai 2024. Certains clans arabes qui se sont rangés du côté des SAF ont aussi été ciblés par les FSR.
[3] « La situation des civils fuyant le Darfour est 'désespérée' selon l'ONU », AFP, 8 février 2016.
Dans ce briefing, nous utilisons les expressions « nouveaux arrivants » et « nouveaux venus » pour désigner l'ensemble des personnes fuyant le conflit, qu'elles soient réfugiées ou rapatriées.
[4] « Operational data portal », HCR, 2 juin 2024.
[5] Voir le briefing Afrique de Crisis Group N°198, Halting the Catastrophic Battle for Sudan's El Fasher, 24 juin 2024.
[6] « Soudan : 10 000 à 15 000 morts dans une seule ville au Darfour », AFP, 23 janvier 2024.
[7] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, habitants d'El-Fasher, chefs communautaires massalit, chercheurs et humanitaires travaillant sur le Soudan, mars-mai 2024.
[8] Briefing de Crisis Group, Halting the Catastrophic Battle for Sudan's El Fasher, op. cit.
[9] « RSF and Joint Force battle at Jebel Oum on Chad-Sudan border », Sudan War Monitor, 19 octobre 2024.
[10] « Tchad : le HCR demande l'accélération des fonds face au nouvel afflux de réfugiés soudanais », RFI, 21 octobre 2024.
Sur le plan diplomatique, le président Mahamat Déby est confronté à un exercice d'équilibrage périlleux.
Sur le plan diplomatique, le président Mahamat Déby est confronté à un exercice d'équilibrage périlleux. Si son régime s'est proclamé neutre depuis le début du conflit, un accord conclu en juin 2023 avec les EAU - portant sur un prêt émirati de 1,5 milliard de dollars et un renforcement de la coopération sécuritaire, énergétique et minier entre les deux pays - a remis en cause son impartialité. [1] Au même moment, avec le consentement tacite du président tchadien et de son cercle rapproché, les EAU ont commencé, selon de multiples sources crédibles, à approvisionner en armes et en équipements les FSR depuis le Tchad.[2] Le Tchad et les EAU ont cependant nié être impliqués dans ces livraisons d'armes.[3]
Depuis, des avions cargo émiratis ont pourtant atterri régulièrement au Tchad, d'abord à Amdjarass (province de l'Ennedi Est), au nord-est du pays, puis à N'Djamena, après avoir coupé leur transpondeur pour ne pas être tracés.[4] Les armes sont ensuite acheminées au Darfour par la route, comme établi dans le rapport du groupe d'experts de l'ONU sur le Soudan.[5] En octobre 2024, les EAU ont accordé un deuxième prêt de 500 millions de dollars au Tchad.[6] L'armée soudanaise a dénoncé cette ingérence, notamment devant le Conseil de sécurité de l'ONU, créant une crise diplomatique avec le Tchad qui a rejeté ces accusations.[7] En 2023, les deux pays ont mutuellement expulsé des diplomates.[8] Le 1er novembre 2024, le Soudan a porté plainte contre le Tchad pour son soutien aux FSR auprès de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, marquant ainsi une nouvelle escalade des tensions entre les deux pays.[9] Les autorités de N'Djamena ont répliqué, le 9 novembre, accusant le Soudan de soutenir des groupes armés pour déstabiliser le Tchad.[10]
Les accords avec les EAU fragilisent l'assise du président Mahamat Déby dans la communauté zaghawa - dont il est issu, comme son père - mais lui permettent aussi d'asseoir son pouvoir à la tête du pays. D'un côté, l'appui émirati en faveur des FSR, qui s'en prennent régulièrement aux communautés non arabes du Darfour, dont les Zaghawa soudanais, est mal vécu par certains segments de cette communauté au Tchad. Ce mécontentement s'est renforcé depuis le début du siège d'El-Fasher, qui compte une importante population zaghawa et dont les élites entretiennent des liens étroits avec la famille présidentielle tchadienne.[11] De l'autre, le financement accordé en 2023 par les EAU, qui représente plus de 80 pour cent du budget de l'Etat tchadien, contribue à perpétuer une politique clientéliste. Il semblerait avoir permis au président Mahamat Déby d'acheter le silence des Zaghawa tchadiens critiques envers les EAU, mais aussi de nommer plusieurs ressortissants d'autres communautés du nord, en particulier les Gorane, à des postes de responsabilité créés pour l'occasion, élargissant ainsi sa base de soutien.[12]
Malgré les efforts d'équilibre du président Mahamat Déby, ces tensions ont déjà débouché sur quelques incidents au sein de l'armée, comme des défections et des désaccords entre officiers arabes et zaghawa.[13] Bien que très fréquents sous la gouvernance du président Mahamat Déby, les changements majeurs effectués en octobre 2024 dans le haut commandement de l'armée, de la police et de la gendarmerie pourraient en partie être liés à ces tensions.[14]
[1] « Visite d'amitié et de travail à Abu Dhabi », Présidence tchadienne, 14 juin 2023.
[2] « Rapport final du groupe d'experts sur le Soudan », Conseil de sécurité de l'ONU, 15 janvier 2024. « Talking peace in Sudan, the U.A.E secretly fuels the fight », The New York Times, 29 septembre 2023. « Sudan's civil war fueled by secret arms shipments from UAE and Iran », Washington Post, 15 octobre 2024. « Minni Minnawi, gouverneur du Darfour : "Il n'y a pas de solution militaire à la crise au Soudan" », RFI, 23 octobre 2024. Entretiens de Crisis Group, sources confidentielles, mars-octobre 2024.
[3] « Chad declares four Sudanese diplomats persona non grata - government statement », Reuters, 16 décembre 2023 ; « UAE denies sending weapons to Sudan's RSF paramilitary : Report », Aljazeera, 24 janvier 2024.
[4] Observations de Crisis Group sur le site web de Flightradar24.
[5] « Rapport final du groupe d'experts sur le Soudan », op. cit. Entretiens de Crisis Group, sources confidentielles, 2024.
[6] « Politique : le CNT approuve la ratification d'un accord de prêt de 500 millions de dollars entre le Tchad et le fonds d'Abu Dhabi pour le développement », TchadInfo, 16 octobre 2024.
[7] « Tensions entre le Soudan et le Tchad devant le conseil de sécurité de l'ONU », RFI, 9 mars 2024. « Le Soudan donne 72 heures à trois diplomates tchadiens pour quitter le pays », TRT Afrika, 18 décembre 2023.
[8] « Soudan : trois diplomates tchadiens déclarés persona non grata », Le N'Djam Post, 18 décembre 2023.
[9] « Le Soudan porte plainte contre le Tchad à l'UA », Flashtchad.com, 2 novembre 2024.
[10] « Le Tchad accuse le Soudan de vouloir le 'déstabiliser' », AFP, 9 novembre 2024.
[11] Entretiens de Crisis Group, politologues et chefs communautaires, N'Djamena, mars 2024.
[12] Voir le Q&A de Crisis Group, Tchad : prévenir les risques d'instabilité après la transition, 3 mai 2024.
[13] Environ un millier de militaires auraient fait défection. Entretiens téléphoniques de Crisis Group, sources sécuritaires, octobre 2024.
[14] « Au Tchad, Mahamat Idriss Déby Itno évince plusieurs hauts responsables sécuritaires », Jeune Afrique, 17 octobre 2024.
B. Profils et lieux d'installation des nouveaux arrivants
En raison de sa proximité géographique avec le Darfour et des liens communautaires et familiaux qui unissent les populations de part et d'autre de la frontière, le Tchad s'est rapidement retrouvé en plein coeur de la crise humanitaire causée par le conflit soudanais. Si le gouvernement tchadien a officiellement fermé sa frontière - longue de 1 400 kilomètres - avec le Soudan en avril 2023 pour prévenir l'entrée de combattants, le pays a accueilli les personnes non détentrices d'armes ou ayant accepté d'être désarmées. Au total, plus de 930 000 personnes ont trouvé refuge au Tchad, soit près de 40 pour cent de la population ayant fui le Soudan. Parmi les nouveaux arrivants, plus des trois quarts (près de 708 000 personnes) sont des réfugiés soudanais, les autres (un peu plus de 222 000 personnes) sont des rapatriés tchadiens.[1]
Le profil des nouveaux arrivants répertoriés par les organisations humanitaires est plutôt homogène.[2] Il s'agit à près de 90 pour cent de femmes et d'enfants partis sans autre bagage que les vêtements qu'ils portaient, ou avec quelques affaires personnelles pour ceux qui n'ont pas été pillés en route. Ces personnes ont perdu tout moyen de subsistance.[3] Plusieurs raisons expliquent pourquoi les hommes sont faiblement représentés. Suspectés d'être des combattants, ces derniers ont été davantage tués par les FSR. De nombreux hommes sont aussi restés au Soudan, certains participant de fait au conflit, d'autres pour conserver une activité économique malgré les risques.
[1] « Tchad : Afflux de réfugiés soudanais », HCR, 22 septembre 2024.
[2] Les réfugiés arabes, bien que minoritaires, sont plus difficiles à identifier par les organisations humanitaires car ils restent mobiles.
[3] Ibid.
Des femmes et des enfants patientent dans le camp de rapatriés de Tongori. Près de 90 pour cent des personnes entrant au Tchad en provenance du Soudan sont des femmes et des enfants. Mars 2024. Ouaddaï, Tchad. CRISIS GROUP/Charles Bouessel. La majorité des nouveaux venus appartiennent à des communautés non arabes présentes de part et d'autre de la frontière, en particulier les Massalit, les Erenga et les Zaghawa.[1] Une minorité appartient à des tribus arabes opposées aux FSR.[2] Autour de 90 pour cent des nouveaux arrivants travaillaient dans le secteur agricole au Darfour ; les dix pour cent restants ont des profils plus urbains et incluent des commerçants, des enseignants et des fonctionnaires.[3] L'armée tchadienne déployée dans l'est du pays est parvenue à désarmer la plupart des personnes qui tentaient de passer la frontière.[4]
La gestion des nouveaux arrivants est assurée par les agences humanitaires et les autorités tchadiennes. Ces dernières - qui ont développé, au fil des crises, une solide expérience dans l'accueil des personnes fuyant les conflits - ont réagi très rapidement, avec des moyens limités, dès le début de la crise.
A partir du printemps 2023, les nouveaux venus se sont d'abord installés le long de la frontière, avant que le gouvernement ne les relocalise pour limiter le risque de représailles depuis le Soudan.[5] La Commission nationale d'accueil et de réinsertion des réfugiés et des rapatriés (CNARR), qui enregistre les nouveaux arrivants avec l'appui de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et des ONG internationales, les a progressivement répartis dans vingt camps d'environ 50 000 places chacun dans les provinces de l'Ennedi Est, du Wadi Fira, du Ouaddaï et du Sila.[6] Le Ouaddaï accueille plus de 70 pour cent des réfugiés et rapatriés.[7] D'autres ont préféré se loger dans des familles d'accueil. Les plus aisés se sont installés dans des villes de l'est du Tchad, comme Abéché, chef-lieu du Ouaddaï, ainsi qu'à N'Djamena et dans d'autres capitales régionales comme Kampala (Ouganda) ou Nairobi (Kenya).[8]
La composition et le lieu d'installation de ces camps suivent principalement des logiques communautaires. Les nouveaux arrivants se regroupent selon des liens ethniques transfrontaliers, qui favorisent leur intégration et limitent de potentiels conflits avec des Tchadiens. Le HCR veille à respecter ce mode de répartition lors de l'ouverture de nouveaux camps. Ainsi, les provinces de l'Ennedi Est et du Wadi Fira, où les Zaghawa tchadiens sont nombreux, accueillent davantage de membres de cette communauté. Les Massalit soudanais ont, pour beaucoup, rejoint le Ouaddaï et le Sila pour les mêmes raisons. Les quelques Arabes maalia arrivés au Tchad se sont, eux, installés dans le département d'Abougoudam (province du Ouaddaï), rejoignant aussi des membres de leurs groupes ethniques.[9]
[1] Les réfugiés et les rapatriés appartiennent également aux communautés borgo, tahama, maba, gimr et mararit. « Tchad : Urgence Soudan », HCR, 19 mai 2024.
[2] Entretiens de Crisis Group, responsables d'organisations humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[3] « Operational data portal », HCR, op. cit.
[4] Entretiens de Crisis Group, autorités administratives et responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[5] « Tchad : le HCR demande un soutien urgent face à l'afflux des réfugiés soudanais », communiqué des Nations unies, 25 juin 2024.
[6] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires et onusiens, N'Djamena, Adré et Abéché, mars et mai 2024. Les camps sont situés à Oure Cassoni (Ennedi Est), à Iridimi, Touloum, Amnaback, Mile et Kounougou (Wadi Fira), à Kouchaguine-Moura, Gaga, Bredjing, Hadjer-Hadit, Treguine et Arkoum (Ouaddaï), et à Ourang, Zabout, Djabal et Koukou-Angarana (Sila).
[7] L'Ennedi Est, le Wadi Fira et le Sila accueillent respectivement un pour cent, treize pour cent et quatorze pour cent des nouveaux réfugiés et rapatriés. « Afflux des réfugiés du Soudan », HCR, 10 septembre 2024.
[8] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires et onusiens, N'Djamena, Adré et Abéché, mars et mai 2024.
[9] Entretiens de Crisis Group, autorités administratives, responsables humanitaires et onusiens, N'Djamena, Adré et Abéché, mars et mai 2024.
III. Une crise humanitaire sans précédent au Ouaddaï
A. Une région fragile et divisée
La crise humanitaire de l'est du Tchad intervient dans une zone déjà en proie à de nombreuses difficultés sociales et économiques. La province du Ouaddaï est un concentré de ces défis. En 2021, le taux de pauvreté y atteignait 38 pour cent, contre 34 pour cent au niveau national.[1] La province affiche aussi l'un des taux de scolarisation primaire les plus bas du pays (moins de vingt pour cent). L'accès aux soins est également un problème chronique pour de nombreux ménages.[2]
Le Ouaddaï fait également face à des problèmes liés à l'accès aux ressources, notamment l'eau, le bois et les terres arables. Cette région semi-désertique subit en effet d'importants aléas climatiques, avec une courte saison des pluies (de juillet à septembre) suivie d'une longue saison sèche. Les ressources en eau se limitent aux cours d'eau - qui se forment avec la saison des pluies et s'assèchent à la fin de celle-ci - et aux nappes alluviales. En 2024, des épisodes de sécheresse plus intenses et une mauvaise pluviométrie ont affecté les récoltes agricoles.[3] La région souffre enfin d'un manque critique de réserves de bois pour faire du feu, en raison de la coupe abusive d'arbres et de l'extension des terres cultivées.[4] Avant l'éclatement de la guerre au Soudan, les populations ne mangeaient déjà pas à leur faim : en février 2023, la région affichait un indice d'insécurité alimentaire aigüe de deux sur cinq (cinq représentant l'état de famine).[5]
Le Ouaddaï est aussi traversé par de profondes fractures identitaires.[6] Celles-ci résultent des changements démographiques initiés dans les années 1980, qui ont vu un nombre croissant d'éleveurs nomades venus du nord du pays se sédentariser dans la région à la recherche de pâturages.[7] Le Ouaddaï est ainsi devenu progressivement une zone de pâturage pour les troupeaux des éleveurs arabes, zaghawa et gorane. Ces trois groupes sont au pouvoir au Tchad depuis le début des années 1990, lorsque l'ancien président Idriss Déby Itno a pris la tête du pays.[8] Les communautés sédentaires majoritaires du Ouaddaï, telles que les Maba, ont alors vu leur pouvoir coutumier et leur accès à la terre diminuer en faveur de ces éleveurs, qu'elles accusent de jouir de la protection et des faveurs de l'élite dirigeante.[9] Les personnes ayant fui le conflit au Soudan dans les années 2000, pour la plupart non arabes, ont aussi importé leurs propres griefs contre la plupart des communautés arabes de la zone, creusant les fractures ethniques.[10]
[1] Les taux de pauvreté multidimensionnelle sont plus élevés chez les femmes que chez les hommes, et les femmes qualifiées comme « pauvres » souffrent de privations plus intenses que leurs homologues hommes. « Tchad : évaluation de la pauvreté », Banque mondiale, 2021.
[2] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires et onusiens, N'Djamena, Adré, Farchana et Abéché, mars et mai 2024.
[3] « La hausse des prix et l'altération des revenus exacerbent le déficit de la consommation alimentaire des réfugiés, des retournés et des ménages pauvres de l'Est », Famine Early Warning Systems Network, février 2024.
[4] « Analyse de l'évolution des formations végétales forestières et préforestières du Sahel : cas des régions du Ouaddaï et du Wadi-Fira au Tchad », Physio-Géo, 2018.
[5] « La hausse des prix et l'altération des revenus exacerbent le déficit de la consommation alimentaire des réfugiés, des retournés et des ménages pauvres de l'Est », op. cit.
[6] Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°284, Eviter la reprise des violences communautaires à l'Est du Tchad, 30 décembre 2019.
[7] Ibid.
[8] L'ancien président Idriss Déby Itno s'est emparé par la force du pouvoir en décembre 1990.
[9] Entretiens de Crisis Group, habitants et politologues, N'Djamena et province du Ouaddaï, mars à mai 2024. Briefing Afrique de Crisis Group N°199, Tchad : rompre le cycle des violences agropastorales, op. cit.
[10] Entretien téléphonique de Crisis Group, chercheur, septembre 2024.
Un éleveur conduit son bétail vers l'un des rares points d'eau de la région, entre Adré et Farchana. Dans cette région semi-désertique qui manque d'infrastructures, les habitants doivent marcher des kilomètres pour trouver de l'eau. Ouaddaï, Tchad. CRISIS GROUP/Charles Bouessel Des conflits opposant des populations arabes et non arabes ont déjà ensanglanté la région. En 2019, des centaines de personnes ont perdu la vie dans un cycle de vengeance entre ces deux communautés, qui s'accusaient mutuellement d'avoir déclenché un feu de brousse dans un département du Ouaddaï.[1] En janvier 2022, à Abéché, l'attribution de la chefferie coutumière d'un nouveau canton à une communauté arabe a provoqué des manifestations que l'armée a réprimées, faisant onze morts et 80 blessés.[2] Les manifestants, principalement issus du groupe Maba, estimaient que la création de ce canton par les autorités de N'Djamena avait comme seul but d'y étendre le pouvoir des communautés arabes.[3] Aujourd'hui, les tensions entre communautés arabes et non arabes sont encore vives.[4] « Les Arabes viennent avec leurs chameaux, ils dévastent les champs et ne remboursent jamais car ils sont protégés par les autorités locales », déplore un habitant de la ville de Gaga, située à environ 70 kilomètres d'Abéché.[5]
Le gouvernement tchadien a longtemps négligé le développement économique de l'est du pays, privilégiant une approche sécuritaire. « L'Etat n'a rien fait pour nous depuis Tombalbaye [premier président tchadien, 1962-1975] », résume un agriculteur du Ouaddaï rencontré par Crisis Group, qui se plaint de devoir faire une dizaine de kilomètres par jour pour chercher de l'eau.[6] L'Etat a préféré concentrer son action sur le renforcement de la présence militaire dans la région, surtout après les rébellions tchadiennes qui ont utilisé le Soudan comme base arrière et dont certaines ont tenté de renverser le régime d'Idriss Déby Itno en 2006 et en 2008.[7]
Lors des affrontements communautaires de 2019, l'approche sécuritaire a continué de prédominer : au lieu d'agir sur les causes profondes des tensions ethniques, le gouvernement a essayé de régler le problème en décrétant l'état d'urgence, en instaurant un couvre-feu et en procédant à des opérations de désarmement. En même temps, ses représentants, chargés d'entériner la nomination des chefs coutumiers choisis au préalable par leur communauté, ont continué à outrepasser leurs prérogatives pour imposer un candidat proche des ethnies au pouvoir. Ce faisant, ils n'ont pas considéré les demandes des populations originaires de la région, comme les Maba, pour un partage plus équilibré des chefferies traditionnelles entre communautés arabes et non arabes.[8]
[1] Ibid.
[2] « Tchad, à Abéché, un bilan des manifestations qui ne cesse de s'alourdir », RFI, 28 janvier 2022.
[3] Entretiens de Crisis Group, habitants et autorités traditionnelles, province du Ouaddaï, mars 2024.
[4] Ibid.
[5] Entretien de Crisis Group, habitant de Gaga, 4 mars 2024.
[6] Entretien de Crisis Group, agriculteur, province du Ouaddaï, 6 mars 2024.
[7] Le Darfour héberge des rebelles tchadiens depuis l'indépendance du Tchad en 1960. Le Tchad et le Soudan se sont livrés à des guerres par procuration dans les années 2000, en s'appuyant sur les liens transfrontaliers entre les membres de l'ethnie zaghawa. L'ancien président tchadien Idriss Déby Itno, décédé en 2021, a ainsi alimenté des rebellions au Darfour dans les années 2000, alors que l'ancien président soudanais Omar el-Béchir a soutenu deux offensives rebelles sur N'Djamena, en 2006 et 2008. Les deux régimes se sont rapprochés à partir de 2009. « Laisser tomber les rebelles : Dimensions locales et régionales du rapprochement Tchad-Soudan », Small Arm Survey, mars 2011.
[8] Entretiens de Crisis Group, chefs communautaires et habitants, province du Ouaddaï, mars 2024.
B. Une crise humanitaire et socioéconomique inédite
1. Une réponse humanitaire insuffisante
La crise qui sévit dans le Ouaddaï est inédite, tant en raison du nombre de nouveaux arrivants que des graves difficultés socioéconomiques que traverse la région. L'aide humanitaire internationale livrée à l'est du Tchad depuis le début de la guerre au Soudan est insuffisante pour combler les besoins d'une population qui dépend quasi-exclusivement de l'assistance pour se nourrir, se soigner et se loger, et qui reste dans sa grande majorité en situation d'insécurité alimentaire aiguë.[1]
En septembre 2024, la réponse d'urgence - qui inclut a minima l'aide alimentaire, l'eau potable, les soins de santé, les abris et la protection - n'était financée par les bailleurs de fonds internationaux qu'à hauteur de 35 pour cent, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA).[2] Les soins de santé sont particulièrement essentiels, étant donné la proportion importante de femmes parmi les bénéficiaires, dont certaines sont enceintes ou ont subi des violences sexuelles. Sur le plan alimentaire, l'aide, délivrée en nature ou en espèces, ne permet de couvrir que deux ou trois semaines par mois, obligeant les réfugiés et les rapatriés à réduire ou à sauter des repas, à recourir à la mendicité et au sexe de survie, ou à vendre des biens personnels.[3] En outre, les nouveaux venus ne reçoivent pas de combustible pour cuisiner et doivent donc aller en chercher à l'extérieur des camps, une activité qui les expose à la violence sexuelle.[4]
[1] « La hausse des prix et l'altération des revenus exacerbent le déficit de la consommation alimentaire des réfugiés, des retournés et des ménages pauvres de l'Est », op. cit. « Tchad : le manque de fonds entrave l'aide aux réfugiés soudanais », Nations unies, 12 mars 2024. Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires et onusiens, N'Djamena, Adré et Abéché, mars et mai 2024.
[2] « Plan de réponse humanitaire 2024 », OCHA, septembre 2024.
[3] Le sexe transactionnel ou de survie se réfère à l'échange d'argent, d'emploi, de biens, de services ou même d'assistance aux bénéficiaires d'aide humanitaire contre des relations sexuelles, y compris des faveurs sexuelles ou d'autres formes de comportements humiliants, dégradants ou d'exploitation. « La hausse des prix et l'altération des revenus exacerbent le déficit de la consommation alimentaire des réfugiés, des retournés et des ménages pauvres de l'Est », op. cit.
[4] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
Une femme va chercher de l'eau potable dans le site d'accueil provisoire d'Adré. L'accès à l'eau est insuffisant dans les camps. Février 2024. Ouaddaï, Tchad. CRISIS GROUP/Charles Bouessel. L'accès à l'eau et aux sanitaires est aussi largement problématique. Dans certains camps, chaque personne ne reçoit que six litres d'eau par jour, loin du minimum de vingt litres quotidien préconisé par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).[1] Les conditions d'hygiène sont très précaires. En mars 2024, le site d'accueil temporaire d'Adré, l'un des points d'entrée des nouveaux arrivants à la frontière soudanaise, ne disposait en moyenne que d'une latrine pour 667 personnes. Le manque d'eau et d'hygiène a favorisé l'émergence de maladies comme l'hépatite E, qui sévit dans plusieurs sites.[2]
Les nouveaux venus ne sont pas les seuls à avoir besoin d'assistance. D'autres groupes vulnérables, comme les « anciens » réfugiés des années 2000, qui continuent à dépendre de l'aide humanitaire, et les ménages ouaddaïens les plus pauvres, souffrent de taux de malnutrition équivalents à ceux des nouveaux arrivants.[3] L'assistance qu'ils reçoivent, déjà entravée par des problèmes de financement antérieurs à la crise actuelle, est également insuffisante, comme le reconnaissent plusieurs responsables humanitaires.[4]
L'afflux de personnes fuyant le conflit soudanais occasionne également des litiges fonciers dans une région où les terres arables sont rares. Les autorités préfectorales ont dû recourir à des expropriations de terres pour loger les nouveaux arrivants. Avec le soutien du HCR, elles ont mis en place des comités mixtes - incluant les autorités locales, les chefs coutumiers et les représentants, hommes et femmes, des réfugiés et des rapatriés - pour faciliter l'installation des nouveaux venus. Ces comités identifient les terrains à allouer pour la construction des camps et mènent les médiations en cas d'expropriation. Si leur travail a permis d'éviter une montée des tensions, il a aussi créé des frustrations chez certains expropriés qui espéraient toucher des compensations financières, ce qui ne fait pourtant pas partie des missions du HCR.[5] De leur côté, les nouveaux venus, qui sont pour la plupart agriculteurs, se plaignent de ne pas pouvoir accéder à un lopin de terre à cultiver. La présence importante de l'armée tchadienne dans la région constitue, néanmoins, un facteur dissuasif pour d'éventuels fauteurs de troubles.[6]
[1] « Urgent action needed as hepatitis E spreads through Sudanese refugee camps in Chad », Médecins sans frontières, 15 mars 2024.
[2] Ibid.
Entretiens de Crisis Group, habitants, responsables humanitaires et autorités administratives, province du Ouaddaï, mars 2024.
Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[5] Ibid.
[6] Entretiens de Crisis Group, habitants, responsables humanitaires et autorités administratives, province du Ouaddaï, mars 2024.
2. Une aggravation de la situation socioéconomique
La crise humanitaire aggrave également les difficultés économiques du Ouaddaï. Comme ailleurs dans le pays, la province subit une forte inflation des prix, en particulier des produits céréaliers de grande consommation comme le millet.[1] Avec l'arrêt quasi complet des importations en provenance du Soudan, qui était avant-guerre l'une des principales sources d'approvisionnement de la région, de nombreux produits, tels que le sucre, le savon et surtout le pétrole, sont aussi devenus plus rares et plus chers.[2] Désormais, le Ouaddaï se ravitaille depuis N'Djamena et la Libye, ce qui implique des distances plus longues et des coûts logistiques plus élevés. L'augmentation des prix des produits pétroliers, décrétée par le gouvernement central en février 2024 pour dégager des recettes fiscales, participe aussi à l'augmentation des coûts de transport, qui se répercutent sur la plupart des produits de grande consommation.[3]
Le prix de la viande suit, lui, une tendance inverse. Les éleveurs tchadiens ne peuvent en effet plus vendre leur bétail au Soudan comme ils en avaient l'habitude, ce qui a fait chuter les prix de manière significative. Une vache, qui coûtait 100 000 francs CFA (152 euros) début 2023, n'en valait ainsi plus que 60 000 (91 euros) en mars 2024.[4]
[1] La hausse des prix touche notamment le riz, le maïs, le millet et la farine de blé qui sont les principaux produits de consommation des ménages tchadiens. « Evaluation de la fonctionnalité des marchés du Tchad. Données collectées en février-mars 2023 », PAM, avril 2023. « Tchad : vue d'ensemble », Banque mondiale, consulté en juin 2024. L'inflation des prix est généralisée sur l'ensemble du territoire national. En 2024, le gouvernement a annoncé plusieurs mesures pour la combattre, telles que la gratuité de l'eau et de l'électricité, ainsi que les distributions de nourriture et les transferts monétaires. « Tchad : le gouvernement annonce prendre en charge les frais d'eau et d'électricité jusqu'à la fin de l'année », RFI, 11 mars 2024. « Tchad : face à une "situation critique", le gouvernement lance une campagne contre la cherté de la vie », RFI, 13 juillet 2024.
[2] Entretiens de Crisis Group, opérateurs économiques, province du Ouaddaï, mars 2024.
[3] « La hausse des prix et l'altération des revenus exacerbent le déficit de la consommation alimentaire des réfugiés, des retournés et des ménages pauvres de l'Est », op. cit.
[4] Entretiens de Crisis Group, éleveurs de bétail, Adré, 3 mars 2024.
Des personnes se rassemblent au marché à bétail d'Adré. Depuis le début du conflit soudanais, les éleveurs tchadiens ne peuvent plus vendre leur bétail au Soudan. Février 2024. Ouaddaï, Tchad. CRISIS GROUP/Charles Bouessel. Dans les centres urbains du Ouaddaï, l'augmentation de la population a également un impact sur le marché de l'emploi et le logement.[1] La ville d'Abéché compterait aujourd'hui environ trois réfugiés pour dix habitants.[2] Cette situation tire les prix de la main d'oeuvre vers le bas.[3] Les emplois domestiques, très sollicités par les femmes et les jeunes filles réfugiées en ville, sont particulièrement touchés, subissant une baisse considérable de leur rémunération.[4] En parallèle, les prix des loyers ont quasiment doublé en raison de la hausse de la population et de l'arrivée du personnel humanitaire international, contraignant certains ménages ouaddaïens à quitter leur domicile, parfois au profit de réfugiés plus aisés qu'eux.[5]
Cette conjoncture pousse une partie des résidents et des nouveaux arrivants à quitter la région, en quête d'un meilleur horizon économique. Certains se dirigent vers la province du Tibesti, au nord du Tchad, pour travailler dans les nombreuses mines d'or de la zone.[6] D'autres poursuivent le voyage vers la Libye, pensant y trouver de meilleures conditions en matière d'aide humanitaire ou d'emploi, ou pour rejoindre l'Europe en traversant la Méditerranée.[7] Le trajet en pick-up pour se rendre en Libye depuis Abéché coûte environ 60 000 francs CFA (91 euros).[8] Le HCR a déjà constaté une augmentation des arrivées de Soudanais en Italie.[9]
[1] Entretiens de Crisis Group, commerçants, consommateurs et responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[2] Entretien de Crisis Group, géographe de l'université d'Abéché, province du Ouaddaï, mars 2024.
[3] La province comptait un peu moins d'un million d'habitants en 2018 et a accueilli, depuis avril 2023, environ trois quarts des réfugiés et rapatriés arrivés au Tchad, soit plus de 700 000 personnes. « Population du Tchad par région selon le sexe en 2018 », Institut national de la statistique, des études économiques et démographiques, consulté en juin 2024. Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires et géographe de l'université d'Abéché, province du Ouaddaï, mars 2024.
[4] Ibid.
[5] Entretiens de Crisis Group, habitants et responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[6] Entretiens de Crisis Group, réfugiés soudanais, Abéché, mars 2024.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Entretien de Crisis Group, responsable du HCR, Farchana, 6 mars 2024.
3. Une montée des tensions constante
L'insuffisance de l'aide humanitaire génère de plus en plus de tensions. Aux abords des camps, les frictions entre nouveaux venus et populations hôtes concernent surtout l'accès aux ressources rares comme l'eau et le bois de chauffe. Des querelles éclatent parfois autour des puits dont le niveau baisse dangereusement.[1] A Métié, depuis fin 2023, des habitants ont passé à tabac à plusieurs reprises des nouveaux arrivants partis collecter du bois aux alentours de leurs camps, leur reprochant de s'accaparer toutes les ressources disponibles.[2] Les femmes et les enfants, chargés de ce travail de collecte, sont particulièrement exposés à ces violences, notamment aux agressions sexuelles, comme en ont témoigné plusieurs humanitaires interrogés par Crisis Group.[3] A Gaga, des altercations ont éclaté début 2024 entre « anciens » et « nouveaux » réfugiés, après que les premiers ont vu leur aide diminuer en raison des moyens limités.[4] Dans d'autres provinces de l'est du Tchad, certains habitants qui tentaient de s'enregistrer comme réfugiés ont agressé du personnel humanitaire après avoir été démasqués.[5]
[1] Ibid.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires et onusiens, N'Djamena, Adré, Farchana et Abéché, mars et mai 2024.
[5] Cela a été le cas à Goz Beida (province de Sila), à Touloum (Wadi Fira) et à Amdjarass (Ennedi Est). Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires et onusiens, N'Djamena, Adré, Farchana et Abéché, mars et mai 2024.
Une femme cherche du bois près du site d'accueil provisoire d'Adré. Les femmes et les enfants sont généralement chargés de la collecte de bois pour la cuisine et sont particulièrement exposés aux violences basées sur le genre. Ouaddaï, Tchad. CRISIS GROUP/Charles Bouessel. Selon certains Tchadiens interrogés par Crisis Group, l'augmentation de la pauvreté urbaine nourrit la criminalité. « Les problèmes sécuritaires augmentent, [tels que] les vols, les cambriolages, les violences par arme blanche et arme à feu, les violences sexuelles, la prostitution », explique une autorité d'Abéché.[1] Bien qu'il n'existe pas de statistique fiable pour étayer cette affirmation, cette perception constitue un autre facteur de tensions entre les Tchadiens et les réfugiés.
L'absence de perspectives économiques, combinée aux liens familiaux et communautaires transfrontaliers, pousse de nombreux jeunes hommes tchadiens à participer directement au conflit soudanais, aux côtés d'unités militaires des deux camps. Plusieurs centaines d'Arabes tchadiens ont rejoint les FSR, attirés par un salaire élevé et l'enrichissement permis par le pillage.[2] Il s'agit surtout d'éleveurs qui, depuis le début de la guerre, ne peuvent plus vendre leur cheptel au Soudan et font face à une paupérisation croissante.[3] Des sources sécuritaires à El-Fasher évoquent une présence de plusieurs milliers de Tchadiens de la communauté zaghawa dans les rangs des JDF qui défendent la ville.[4] Leur participation aux combats amplifient les tensions ethniques de la région.
[1] Entretiens de Crisis Group, habitants et autorités d'Abéché, mars 2024.
[2] Ibid.
[3] Entretiens de Crisis Group, éleveurs de bétail, Adré, 3 mars 2024.
[4] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, responsables humanitaires et onusiens et habitants d'El-Fasher, mai 2024.
4. Une réponse étatique majoritairement sécuritaire
Si le gouvernement tchadien a déployé massivement l'armée dans le Ouaddaï dès le début du conflit soudanais, il a tardé à prendre des mesures pour éviter la montée des tensions dues aux crises humanitaire et socioéconomique. Lorsque la guerre a éclaté au Soudan, le Tchad commençait la phase finale de sa transition politique.[1] Privilégiant la stabilité de N'Djamena au détriment de celle des provinces, le chef de l'Etat n'a effectué qu'une seule visite officielle dans le Ouaddaï depuis le début du conflit.[2]
Depuis l'élection présidentielle de mai 2024 et sous l'effet de la pression internationale, cette tendance semble toutefois être en train de changer. En juillet 2024, le gouvernement tchadien a déclenché, avec l'appui du Programme alimentaire mondial (PAM) et de la Banque mondiale, un plan national d'urgence pour répondre aux besoins alimentaires des foyers vulnérables dans huit provinces, dont le Ouaddaï, à travers des distributions de nourriture et des transferts monétaires.[3] En septembre 2024, les ministres tchadiens de l'Elevage et de l'Agriculture se sont rendus à Abéché pour lancer ces opérations de distribution.[4] La présence étatique dans le Ouaddaï reste, cependant, limitée.
Même si elles reconnaissent la nécessité d'accueillir les réfugiés et les rapatriés, les autorités locales, administratives ou militaires, perçoivent surtout les nouveaux venus comme une source de problèmes. Grâce à l'expérience des crises précédentes, elles sont conscientes des enjeux sécuritaires liés aux nouveaux arrivants, et ont donc installé un commissariat de police dans chaque camp.[5] Cependant, les effectifs sont trop peu nombreux (on compte environ quatre officiers par site) et insuffisamment formés aux enjeux de protection des réfugiés.[6] En outre, si un contentieux oppose populations hôtes et réfugiés, « il y a des chances que les premiers soient favorisés par les forces de l'ordre », explique un responsable humanitaire.[7] Dans les années 2000, les forces de sécurité tchadiennes avaient déjà fait preuve de partialité en faveur des populations locales lors des litiges opposant ces dernières aux réfugiés soudanais.[8]
[1] Q&A de Crisis Group, Tchad : prévenir les risques d'instabilité après la transition, op. cit.
[2] « Tchad : le président de la transition est arrivé à Adré », Al Wihda, 17 juin 2023.
[3] « Le gouvernement du Tchad, la Banque mondiale, le PAM et leurs partenaires unissent leurs forces pour répondre aux besoins alimentaires et nutritionnels des personnes affectées en période de soudure », PAM, 10 juillet 2024.
[4] « Tchad-Abéché : Un accueil chaleureux réservé aux ministres de l'Elevage et de l'Agriculture », Alwihda Info, 2 septembre 2024.
[5] Entretiens de Crisis Group, autorités administratives, province du Ouaddaï, mars 2024.
[6] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, sources confidentielles, octobre 2024.
[7] Entretiens de Crisis Group, habitants et chefs communautaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[8] « Darfour : des réfugiés indésirables au Sud comme au Nord ? », Afrique contemporaine, 2006.
IV. Le risque d'une escalade rapide des tensions
L'intensification de la guerre au Soudan pourrait fragiliser le Tchad, qui constitue l'un des rares îlots de stabilité dans la région du Sahel de plus en plus en proie aux crises politiques et sécuritaires. Les combats au Darfour, en particulier, risquent d'aggraver la crise humanitaire dans l'Est tchadien. La chute possible de la ville d'El-Fasher, mise à genoux par les affrontements entre les FSR et la JDF depuis mai 2024, pourrait être accompagnée d'une vague de pillages et de massacres ethniques similaires à ceux qui ont ravagé Al-Geneina en 2023. El-Fasher abrite plus d'un million de personnes appartenant en majorité à des communautés non arabes, dont un nombre important pourrait chercher refuge au Tchad, pays de repli le plus proche et où beaucoup ont des liens familiaux ou ethniques.[1] De plus, parmi le 1,7 million de Darfouriens qui connaissent des niveaux de pénuries alimentaires d'urgence - qui précèdent la situation de famine -, plusieurs pourraient se réfugier au Tchad pour fuir la faim.[2]
Un afflux supplémentaire de personnes fuyant le conflit saturera les capacités des organisations humanitaires alors que les bailleurs de fonds peinent déjà à financer le plan de réponse actuel. En avril 2024, une conférence tenue à Paris a permis de mobiliser deux milliards d'euros de promesses de dons pour la crise soudanaise. Mais comme il est souvent le cas, les bailleurs n'ont pas encore décaissé tous les fonds.[3] Sans le financement nécessaire, les agences d'aide pourraient se voir contraintes de réduire l'assistance aux nouveaux venus, voire de suspendre leur soutien à certaines catégories de bénéficiaires comme les rapatriés.[4] « Cela aurait un impact dramatique, non seulement en termes de perte de vies humaines, mais aussi pour la sécurité », explique le responsable d'une ONG.[5] Les humanitaires redoutent, en outre, une augmentation des rixes entre bénéficiaires de l'aide, ainsi que des agressions contre leur personnel.
Une nouvelle vague de réfugiés et de rapatriés dans le Ouaddaï pèsera encore davantage sur le partage des maigres ressources de la province. L'inflation, tout comme le manque d'emplois et de logements, suscitent déjà la colère d'une partie de la population à l'égard des nouveaux arrivants. Une paupérisation croissante pourrait favoriser l'enrôlement de jeunes hommes tchadiens dans la guerre au Soudan. Alors que leur activité est en berne, les jeunes éleveurs arabes sont particulièrement exposés à ce risque.[6] Des réseaux criminels de recruteurs de combattants pour le Soudan pourraient également se structurer, en particulier dans les grandes villes ou sur les réseaux sociaux, pour tirer profit du désespoir économique de ces jeunes. Des vidéos de mobilisation de combattants tchadiens arabes pour le Soudan circulent déjà en ligne.[7]
[1] « Operational data portal », op. cit.
[2] « Le temps presse pour prévenir la famine au Darfour alors que la violence s'intensifie à El-Fasher, selon le PAM », communiqué des Nations unies, 3 mai 2024.
[3] « A Paris, une conférence pour faire sortir de l'oubli la guerre civile au Soudan », Le Monde, 16 avril 2024.
[4] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[5] Entretien téléphonique de Crisis Group, responsable d'une ONG, 15 mai 2024.
[6] Entretiens de Crisis Group, autorités administratives, chefs communautaires, activistes des droits humains et responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[7] Vidéos consultées par Crisis Group, juin et juillet 2024. Les vidéos montrent la mobilisation de jeunes arabes tchadiens en route vers le Soudan pour venger la mort d'un influent chef des FSR à El-Fasher.
Les réfugiés risquent de rester au Tchad pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies.
Alors qu'une issue politique à la guerre au Soudan semble aujourd'hui peu probable sur le court terme, les réfugiés risquent de rester au Tchad pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies, comme ceux arrivés lors de la crise de 2003. Confrontés au chômage et à la pauvreté, une part croissante d'entre eux, notamment les jeunes hommes, pourraient être tentés de partir chercher du travail dans la province du Tibesti, en Libye ou en Europe.
En parallèle, l'ethnicisation du conflit au Darfour est en train d'accroître le sentiment anti-arabe au Ouaddaï, faisant craindre de nouveaux affrontements intercommunautaires, comme ceux qui ont secoué la province en 2019. Des nouveaux venus, traumatisés par les exactions commises par des FSR au Soudan, importent de nouveaux griefs contre la communauté arabe, lesquels alimentent les préjugés des Ouaddaïens. Certains réfugiés et une partie de la population locale qualifient ainsi les éleveurs arabes venus du Soudan de « FSR » ou de « Janjawids ».[1] En juin 2024, des habitants d'un village du département d'Abdi, au sud du Ouaddaï, disant craindre d'être attaqués par un groupe d'éleveurs arabes assimilés aux FSR, ont annoncé, dans une vidéo diffusée en ligne, la création d'une milice villageoise. Face à cette stigmatisation et au ralentissement économique de leur filière, des éleveurs se confinent, eux, dans leurs ferricks (villages arabes) par crainte d'attaques de la part des communautés non arabes, qui les accusent d'avoir envoyé leurs fils au Darfour pour combattre aux côtés des FSR.[2]
Le soutien présumé apporté par les EAU aux FSR depuis le Tchad alimente aussi les griefs contre la communauté arabe. Des activistes et des chefs communautaires massalit déplacés au Tchad estiment que les exactions visant depuis des décennies les communautés non arabes font partie d'un « plan d'arabisation du Darfour », soutenu par les pays du Golfe et qui viserait à les expulser pour transformer leurs terres agricoles en pâturages pour les éleveurs arabes.[3] Ces récits sont le résultat de décennies de soutien des élites au pouvoir à Khartoum et de leurs alliés régionaux aux éleveurs arabes du Darfour dans un contexte de lutte pour l'accaparement des terres.[4] Ils sont aussi nourris par les nombreux investissements des pays du Golfe, de plus en plus « en quête de sécurité alimentaire "externalisée" », dans le secteur agroalimentaire soudanais.[5]
[1] Entretiens de Crisis Group, éleveurs et marchands de bétail, province du Ouaddaï, mars 2024.
[2] Entretiens de Crisis Group, éleveurs et marchands de bétail, province du Ouaddaï, mars 2024. Rapport de Crisis Group, Éviter la reprise des violences communautaires dans l'Est du Tchad, op. cit.
[3] Entretiens de Crisis Group, activistes et chefs communautaires massalit, province du Ouaddaï, mars 2024.
[4] « Le Soudan veut se transformer en grenier pour les pays du Golfe », Ecofin, 4 juin 2015. Marc Lavergne, « Darfour, un Munich tropical », Politique internationale, 2007. Marc Lavergne, « Darfour : un modèle pour les guerres du XXI siècle, entre pillards janjawid et flibuste des puissances émergentes de la mondialisation ? », Hérodote, 2009.
[5] Entretien téléphonique de Crisis Group, chercheur spécialiste du Soudan, mars 2024. Selma El Obeid, « L'aide économique au Soudan : le paradoxe des Etats du Golfe », IFRI, septembre 2024. Marc Lavergne, « Darfour : un modèle pour les guerres du XXI siècle, entre pillards janjawid et flibuste des puissances émergentes de la mondialisation ? », op. cit.
Des éleveurs arabes conduisent leur bétail à travers une tempête de sable. Ouaddaï, Tchad. CRISIS GROUP/Charles Bouessel.
V. Atténuer les conséquences socioéconomiques et identitaires de la crise
Le Tchad et ses partenaires internationaux disposent d'une marge de manoeuvre limitée pour éviter une aggravation des tensions communautaires dans l'est du pays, en particulier dans le Ouaddaï. Depuis avril 2023, la constance des autorités tchadiennes dans leur politique d'accueil des nouveaux venus et dans l'ouverture de leur territoire aux organisations humanitaires internationales est à saluer. Malgré les risques sécuritaires que cette situation fait peser sur le Tchad, il est crucial que le président Mahamat Déby maintienne la frontière ouverte aux personnes fuyant le conflit, tout en continuant à surveiller, avec l'appui de l'armée, l'entrée d'armes et la création de réseaux criminels recrutant des combattants pour le conflit soudanais. Le gouvernement tchadien a déjà déployé certaines de ces mesures sécuritaires avec efficacité. Il devrait maintenant concentrer ses efforts sur l'amélioration de la situation socioéconomique de la région.
A. Contenir la crise humanitaire
Pour les autorités tchadiennes et leurs partenaires internationaux, le défi le plus urgent est d'éviter que l'insuffisance des ressources n'entraîne des violences majeures. Pour ce faire, les bailleurs de fonds devraient honorer les promesses de dons faites lors de la conférence à Paris en avril 2024 et financer les futurs plans de réponse humanitaire pour l'est du Tchad. Cela contribuerait à répondre aux contraintes budgétaires des agences d'aide et à limiter le risque de disputes entre bénéficiaires et d'agressions sur le personnel onusien et celui des ONG. Dans les incidents survenus jusqu'à présent, la réponse rapide des policiers stationnés dans les camps a empêché le conflit de dégénérer. Il est cependant important que les autorités tchadiennes exigent systématiquement des procès-verbaux des interventions des forces de l'ordre présentes dans les camps afin de renforcer l'impartialité de ces dernières.
La qualité de la réponse humanitaire aura un impact décisif sur la fréquence des incidents sécuritaires liés à l'arrivée des réfugiés. Si les bailleurs décaissent les fonds nécessaires, les organisations humanitaires devraient donner la priorité à l'accès à l'eau et au bois de chauffage. En collaboration avec les autorités locales, elles devraient installer les nouveaux arrivants dans des lieux disposant de capacités de stockage d'eau. Pour cela, elles pourraient généraliser la mise en place de seuils d'épandages, des ouvrages qui permettent d'améliorer l'absorption de l'eau dans le sol afin de mieux remplir les nappes phréatiques.[1] Les violences autour de l'accès au bois, en particulier aux abords des camps, pourraient, elles, être réduites par la distribution de combustible aux réfugiés, comme le HCR l'avait fait avec succès lors de la précédente crise dans les années 2000.[2] L'utilisation de briquettes de fumier ou de charbon écologique est d'ailleurs déjà étudiée par certaines organisations.[3]
[1] Le projet « Gestion des eaux de ruissellement dans le Tchad sahélien (GERTS) », financé par les agences de développement suisse et française, a permis l'installation de 162 seuils d'épandages dans 34 vallées. L'accès à l'eau a été amélioré et a permis l'extension des terres cultivées. Le projet a pris fin en 2022. « Résumé d'évaluation », Agence française de développement, juillet 2022.
[2] « Impacts environnementaux des camps de réfugiés dans le nord est du Tchad », Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), novembre 2005.
[3] Entretien téléphonique de Crisis Group, responsable humanitaire, octobre 2024.
Le gouvernement tchadien devrait consacrer des fonds exceptionnels à la province du Ouaddaï.
Malgré des difficultés récurrentes de trésorerie, le gouvernement tchadien devrait consacrer des fonds exceptionnels à la province du Ouaddaï pour mettre en place, sur une plus grande échelle et plus rapidement, les mesures récemment annoncées pour combattre l'inflation et la crise alimentaire au niveau national.[1] Si la gratuité de l'eau et de l'électricité, promise en mars, n'a guère profité à la région - ces deux services étant pratiquement inexistants au Ouaddaï -, les distributions de nourriture et les transferts monétaires décrétés en juillet vont offrir un soulagement pour les ménages ouaddaïens vulnérables. Le gouvernement pourrait également suspendre l'augmentation des prix des produits pétroliers décidée en février, qui pèse fortement sur le coût des produits alimentaires.[2]
De telles mesures montreraient la bonne volonté des autorités, souvent critiquées par les habitants de la région pour leur inaction. Elles apporteraient aussi une aide immédiate aux habitants et contribueraient à réduire le nombre de jeunes hommes tchadiens qui, faute d'opportunités, partent rejoindre les rangs de l'une ou de l'autre partie au conflit au Soudan.
A moyen terme, avec l'appui des partenaires internationaux comme l'Union européenne et la Banque mondiale, le gouvernement tchadien devrait lutter contre l'enclavement de la région en investissant dans la construction d'infrastructures essentielles, telles que des routes, des adductions d'eau et des seuils d'épandages. Lors d'un discours prononcé à l'occasion de la fête de l'indépendance, le 11 août 2024, le président Déby s'est engagé à mener de tels projets.[3] L'amélioration du réseau routier permettrait, en particulier, de diminuer le coût du transport et d'améliorer la disponibilité des biens de consommation. A ce titre, le goudronnage en cours de la route de 95 kilomètres reliant Abéché à Abou Goulem, un important axe commercial du Ouaddaï, est une initiative gouvernementale à reproduire.[4]
Dans le secteur agroalimentaire, le gouvernement et ses partenaires pourraient identifier des cultures adaptées à la région et économiquement rentables. Cela permettrait, sur le long terme, de créer des emplois, de renforcer la sécurité alimentaire de la zone et de diminuer la dépendance des populations à l'aide humanitaire. C'est notamment le cas de la culture de l'acacia - qui permet de produire la gomme arabique - dont les débouchés commerciaux sont actuellement importants alors que la production soudanaise, la plus importante au monde, est pénalisée par le conflit.[5] La reforestation rendue possible par ces projets aurait des effets bénéfiques supplémentaires, y compris sur la capacité des sols à retenir l'eau et la lutte contre la désertification. Entre 2013 et 2017, l'Agence française de développement a financé des projets de ce type.[6]
[1] « Tchad : le gouvernement annonce prendre en charge les frais d'eau et d'électricité jusqu'à la fin de l'année », op. cit. « Tchad : face à une "situation critique", le gouvernement lance une campagne contre la cherté de la vie », op. cit.
[2] « La hausse des prix et l'altération des revenus exacerbent le déficit de la consommation alimentaire des réfugiés, des retournés et des ménages pauvres de l'Est », op. cit.
[3] « Tchad : le chef de l'Etat s'adresse à la nation, à la veille du 11 août 2024 », Alwhida Info, 10 août 2024.
[4] « Tchad : le ministre des infrastructures sur le chantier de la route Abéché-Abou Goulem », Le Journal du Tchad, 19 juillet 2024.
[5] « Crise soudanaise : le marché de la gomme arabique s'adapte », RFI, 16 janvier 2024.
[6] « Développer la filière gomme arabique », AFD, 31 janvier 2017.
B. Réduire les tensions communautaires
Les autorités tchadiennes devraient également oeuvrer pour enrayer la montée du ressentiment contre les populations arabes, tout particulièrement dans le Ouaddaï où le problème est le plus grave, afin de prévenir la résurgence de conflits communautaires. Comme Crisis Group l'avait déjà recommandé en 2019, les autorités tchadiennes devraient ouvrir une réflexion sur la gestion des mobilités pastorales, en reconsidérant les politiques foncières et les modalités d'attribution des terres, pour limiter les conflits entre éleveurs et populations sédentaires. Elles devraient aussi sanctionner les dérives, au niveau local, des autorités militaires et administratives, par exemple lorsque ces dernières favorisent l'une ou l'autre des parties d'un conflit intercommunautaire.[1]
Plusieurs mesures permettraient également de réduire les tensions entre les communautés et de restaurer la confiance envers l'Etat. Tout d'abord, plus d'une année après sa dernière visite, le président Mahamat Déby devrait effectuer une nouvelle tournée dans le Ouaddaï afin d'atténuer le sentiment d'abandon des populations et de transmettre un message fort de solidarité et de cohésion sociale. En parallèle, il devrait compléter la réponse majoritairement sécuritaire adoptée jusqu'à présent par des initiatives qui prennent en compte les griefs de la population de la province, comme ceux concernant l'équilibre entre les pouvoirs coutumiers des différentes communautés.
Afin de prévenir la montée du sentiment anti-arabe, les autorités locales pourraient élargir les compétences des comités mixtes en leur conférant un rôle plus large de réconciliation entre communautés. Ces structures, qui réunissent des autorités locales, des chefs traditionnels et des représentants des réfugiés et des rapatriés, sont en effet parvenues à gérer de manière pacifique la plupart des expropriations de terres destinées à loger les nouveaux arrivants.[2] Elles pourraient également intervenir, sur demande des autorités préfectorales ou sur initiative propre, pour rassurer les populations et faciliter le dialogue intercommunautaire dans les localités où les discours stigmatisants et les risques de création de milices villageoises sont les plus élevés.[3] Il est important que ces comités soient constitués d'un nombre égal d'hommes et de femmes, car ces dernières ont été particulièrement touchées par le conflit.
[1] Rapport de Crisis Group, Eviter la reprise des violences communautaires dans l'Est du Tchad, op. cit.
[2] Entretiens de Crisis Group, responsables humanitaires, province du Ouaddaï, mars 2024.
[3] Crisis Group avait déjà appelé en 2019 à la création de comités de médiation regroupant, entre autres, autorités traditionnelles, commerçants, députés, associations de jeunes, acteurs économiques et religieux, qui feraient office de structure de médiation entre les communautés en conflits au Ouaddaï. Rapport de Crisis Group, Eviter la reprise des violences communautaires dans l'Est du Tchad, op. cit.
C. Prévenir une escalade régionale
Le président Mahamat Déby devrait enfin corriger sa politique vis-à-vis du Soudan. S'il a pris un grand risque politique en laissant les EAU, selon plusieurs sources crédibles, appuyer les FSR depuis le Tchad, il dispose d'opportunités pour rééquilibrer son rôle dans le conflit. Bien qu'il soit peu probable qu'Abou Dhabi cesse son soutien aux FSR, N'Djamena pourrait, d'abord, lui demander de ne plus utiliser le territoire tchadien comme plateforme logistique.
Mahamat Déby pourrait également retrouver une certaine neutralité dans le conflit soudanais en s'impliquant activement pour désamorcer les combats au Darfour. Les liens familiaux et communautaires qui unissent les populations des deux côtés de la frontière placent en effet le Tchad dans une position privilégiée pour assumer un rôle de médiation locale, sur le terrain, entre les différents groupes armés signataires du l'accord de paix de Juba et les FSR, ainsi qu'entre les communautés qui leur sont affiliées.
Sans porter préjudice aux efforts déployés pour parvenir à un accord de paix national, ces médiations pourraient d'abord se concentrer sur les communautés les moins engagées dans le conflit, avec la signature de pactes de neutralité, comme les FSR ont pu le faire avec certaines ethnies non arabes minoritaires du Darfour septentrional avant novembre 2023.[1] Si elles sont bien menées, ces initiatives pourraient ensuite s'étendre progressivement à d'autres communautés et aboutir à la mise en oeuvre d'un cessez-le-feu permettant d'acheminer l'aide humanitaire ou même à la signature, au niveau local, d'arrangements entre les parties en conflit, qui soulageraient considérablement la population civile.
De telles actions apaiseraient les griefs contre les communautés arabes suspectées de complicité avec les pays du Golfe. Elles pourraient également permettre de rétablir les relations diplomatiques entre N'Djamena et Port-Soudan, siège de l'armée soudanaise, afin de prévenir de nouvelles tensions entre les deux pays.
[1] Entretiens de Crisis Group, responsables des FSR, avril-mai 2024.
VI. Conclusion
Alors que les perspectives d'un retour à la paix au Soudan s'éloignent, des millions de personnes supplémentaires risquent d'être contraintes de prendre la route de l'exil. Une partie pourrait s'installer dans l'est du Tchad, qui a déjà accueilli près d'un million de réfugiés et de rapatriés depuis avril 2023, précipitant la zone dans une crise humanitaire sans précédent. La hausse soudaine de la population a fragilisé la région, augmentant le coût de la vie, limitant l'accès à l'emploi et au logement, et attisant les tensions entre communautés arabes et non arabes. En colère et sans perspectives, de nombreux jeunes hommes tchadiens finissent par rejoindre l'une ou l'autre partie au conflit au Soudan.
Face à cette situation, l'aide internationale a été jusqu'à présent largement insuffisante et la réponse de l'Etat tchadien essentiellement sécuritaire. Pour éviter une escalade des tensions, le gouvernement et ses partenaires internationaux devraient renforcer et améliorer la réponse humanitaire. Les autorités tchadiennes devraient aussi s'employer à réduire les fractures communautaires, notamment la montée inquiétante du sentiment anti-arabe, tout en veillant à retrouver une position de neutralité dans le conflit soudanais. Si N'Djamena se targue de faire figure d'îlot de stabilité dans une région sahélienne minée par les transitions militaires et les insurrections jihadistes, le maintien de cet équilibre nécessitera la mise en place de mesures urgentes afin de soutenir l'est du pays.
N'Djamena/Paris/Bruxelles, 14 novembre 2024