À la fin des années 1950, la France a mené au Cameroun une « guerre » marquée par des « violences extrêmes », affirme un rapport d'historiens français et camerounais, qui a été remis mardi 28 janvier au président camerounais Paul Biya. Impulsé par le président Emmanuel Macron, ce document s'inscrit dans le cadre de sa politique mémorielle.
C'est bien une « guerre » qu'ont mené les autorités coloniales et l'armée française au Cameroun, concluent les auteurs du rapport sur la colonisation française remis mardi au président Paul Biya. Une « guerre de décolonisation », au même titre qu'en Indochine ou en Algérie. Elle n'est pas de la même ampleur, mais est de même nature. Une « guerre totale », explique la Française Karine Ramondy, qui a dirigé la rédaction de ce rapport de plus de 1000 pages, fruit d'un travail mené depuis mars 2023 par quatorze historiens camerounais et français.
Cette guerre, peut-on y lire, a donné lieu à des violences « multiples et illégales » : assassinats, emprisonnements arbitraires, déplacements massifs de population et camps de regroupement, ainsi que la création de zones d'exception. Elle ne s'est pas limitée au champ de bataille ; elle s'est également déroulée sur les fronts politique, administratif, diplomatique et judiciaire.
« Nous avons documenté la mise en place au Cameroun d'une justice racialisée et inégalitaire », a expliqué Karine Ramondy lors de la remise du rapport, ainsi qu'un système politique marqué par la « censure, l'iniquité et la mise en place de faux partis cooptés par les autorités françaises ». Ou encore les stratagèmes diplomatiques mis en place « pour empêcher l'UPC », le parti indépendantiste Union des populations du Cameroun, de s'exprimer aux Nations unies ou réprimer leur action, y compris en dehors des frontières du Cameroun. Cela en incluant quand cette formation créée en 1948 part en exil, à partir de 1955.
Ce qualificatif de « guerre » avait déjà été posé par des historiens. Cela avait été le cas du livre Kamerun : aux origines cachées de la Françafrique (1948-1971), par Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa. Paru en 2011, il avait déjà établi la réalité des « crimes » commis par la France.
Mais le terme de « guerre » n'avait pas été endossé officiellement par les autorités françaises. En 2009 encore, l'alors Premier ministre français François Fillon a qualifié ces faits de « pures inventions ». En 2015, le président François Hollande a eu quelques mots timides pour évoquer des « épisodes extrêmement tourmentés ».
« Terra incognita des mémoires sur le passé colonial »
Bien que déjà documentée du côté de la France, « la guerre du Cameroun est une terra incognita des mémoires sur le passé colonial », soulignent les auteurs du rapport. Elle reste largement absente des manuels scolaires, où est entretenu le mythe d'une décolonisation de l'Afrique subsaharienne globalement pacifique, occultant l'histoire camerounaise.
Comment expliquer un tel vide mémoriel ? Contrairement aux guerres d'Indochine et d'Algérie, celle du Cameroun a impliqué peu de soldats français de la métropole : pas plus de 400 hommes en 1960. Elle n'a pas mobilisé d'appelés, ce qui a limité son impact dans l'opinion publique. Elle est aussi concomitante avec la guerre d'Algérie, qui mobilise l'opinion et accapare l'espace médiatique. Le statut du Cameroun était aussi différent à l'époque : il s'agissait théoriquement d'un territoire international sous tutelle de l'ONU, un mandat que la France a « dévoyé » en menant cette guerre, écrivent les auteurs du rapport. D'où une volonté politique - déjà dénoncée par des historiens et des associations - de la tenir cachée.
Le massacre d'Ekité, sur lequel revient en détail le rapport, est révélateur. Dans la nuit du 30 au 31 décembre 1956, les troupes commandées par la France mènent un assaut contre une réunion de membres de l'UPC. « Un massacre collectif que le capitaine de la Garde Gabriel Haulin maquille en affrontements rangés », écrivent les auteurs du rapport. Le gradé en minimise également le bilan : « C'est assez emblématique puisque craignant le scandale, les autorités françaises vont très vite mettre en place un narratif officiel, et revoir le nombre de morts à la baisse », explique à RFI Karine Ramondy.
Une guerre qui ne prend pas fin avec l'indépendance
Autre singularité de cette guerre occultée : elle ne prend pas fin avec l'indépendance du Cameroun en 1960. « L'indépendance ne constitue absolument pas une rupture nette avec la période coloniale », peut-on lire dans le rapport. Les « camps de regroupement », où furent déplacées des centaines de milliers de personnes avant l'indépendance, ne sont pas démantelés. Des traités bilatéraux sont pareillement signés, donnant carte blanche à l'armée française pour poursuivre ses actions répressives. Les violences atteignent même un de leurs « paroxysmes » début 1960, selon ce rapport.
En avril-mai, l'armée française se livre, par exemple, à des « mitraillages et des bombardements aériens d'habitations dans l'ouest du pays », selon le rapport, qui écarte l'utilisation de napalm au Cameroun comme l'avaient fait les précédents historiens ayant étudié le sujet. Il mentionne toutefois le recours à des cartouches incendiaires, « tout aussi meurtrières ».
Pour les Français, il y a urgence pour ne pas perdre leur emprise au Cameroun. « Il faut pérenniser l'installation d'Amadou Ahidjo à la tête du pays et que cette indépendance soit solidifiée dans un temps relativement court pour que la France ne reste pas trop impliquée trop longtemps militairement au Cameroun ». Et donc continuer d'assurer la répression des mouvements désormais « d'opposition » qui pourraient venir nuire à la stabilité du gouvernement Ahidjo.
C'est dans cette séquence que durant le seul mois de novembre 1960, la France se rend également « responsable » de la mort de trois leaders indépendantistes : Félix Moumié - empoisonné par un agent secret à Genève -, Paul Momo et Jérémie Ndélélé - tués dans des opérations menées par l'armée française. Au total, selon ce rapport, l'armée française et l'État français, ont une « responsabilité dans la mort et l'assassinat de cinq leaders UPC ». Les deux autres avant 1960 : Isaac Nyobè Panjock et Ruben Um Nyobè, abattus en 1958 par les troupes coloniales françaises au Cameroun.
Pas d'accès aux archives nationales, le Cameroun confronté à ses propres silences
À l'heure actuelle, il n'existe aucune commémoration officielle au Cameroun en mémoire de ces leaders. Le Cameroun reste confronté à ses propres silences. Les chercheurs n'ont pas pu accéder aux archives nationales postérieures à 1964, illustrant la difficulté de faire toute la lumière sur cette période. « On déplore de ne pas avoir accédé aux archives nationales de Yaoundé malgré nos multiples demandes, mais nous avons eu accès à d'autres archives, d'autres fonds d'archives qui n'étaient pas aussi connues, notamment des archives régionales, des archives préfectorales qui nous ont aidés à exhumer des documents qui n'avaient jamais été vus. »
Même au Cameroun, cette histoire a été passée sous silence après l'indépendance. Du côté du Cameroun, les auteurs du rapport pointent un paradoxe : « Une mémoire marquée à vif », à la différence de la France.
Mais cette mémoire a été occultée par la volonté du premier président Ahidjo, accusé d'avoir confisqué l'indépendance et d'avoir instrumentalisé l'écriture de cette histoire pour tenter de se légitimer. Il a ainsi promu un récit consensuel : celui d'une indépendance qui aurait été octroyée par les Français, occultant le combat des militants UPC et des maquisards.
Côté français, pour mener leur travail, les chercheurs ont obtenu la déclassification de 2 300 documents d'archives, notamment des rapports des services de renseignement (Sdece). Ces derniers seront mis à disposition dans un centre d'archives à Paris, selon ce rapport, dans un lieu qui reste à identifier.
Reste à voir si ce travail historique débouchera sur des mesures concrètes : une reconnaissance officielle de la France, l'érection de lieux de mémoire, Inscrire cette page d'histoire méconnue dans les programmes scolaires. Autant de recommandations formulées par les auteurs du rapport.