Afrique de l'Est: Shujaa - Le jeu d'équilibriste de l'Ouganda dans l'Est de la RDC

Cela fait trois ans que l'armée ougandaise traque les Forces démocratiques alliées (ADF) aux côtés de l'armée congolaise au sein de l'opération « Shujaa ». Objectif affiché : venir à bout de ce groupe armé, désormais affilié à l'État islamique, qui mène depuis dix ans des attaques sanglantes. En trois ans, des progrès ont été enregistrés. Mais l'Ouganda, accusé par des experts de l'ONU d'apporter un soutien aux rebelles M23, est soupçonnée d'avoir des intentions cachées. Kampala joue-t-elle un double jeu ? Décryptage.

Depuis six mois, il n'est plus nécessaire de circuler sous escorte armée pour emprunter la route qui relie Beni à Kasindi, près de la frontière ougandaise. Pour circuler au Nord, en direction de Kamanda, l'escorte est toujours de mise. Mais à Béni, où le couvre-feu est désormais levé, le quotidien s'est un peu allégé.

Le scepticisme était de mise fin 2021, à l'arrivée de l'armée ougandaise pour le lancement de l'opération « Shujaa », (bravoure, en swahili). Les Forces de défense du peuple ougandais (UDPF) ne connaissent pas le terrain. Trois ans plus tard, tout le monde s'accorde sur un constat. « Dans cette zone, les progrès sont là. Même si les massacres n'ont pas cessé », résume un membre de la société civile locale.

« Leur capacité de nuisance a été dégradée »

Les ADF ont été chassés de certains de leurs importants bastions, notamment à Rwenzori, Mwalika et dans le tristement célèbre « triangle de la mort », Oicha-Kamango-Eringeti - une zone dans laquelle ces rebelles affiliés au groupe État islamique ont commis de nombreux massacres. Des écoles, longtemps fermées, ont pu rouvrir. Certains commandants ADF ont été tués ou capturés. Des dizaines d'otages ont été libérés. « Leur capacité de nuisance a été dégradée », se félicite le porte-parole des UPDF, l'armée ougandaise, le brigadier général Felix Kulayigye, porte-parole de l'armée ougandaise.

La pression militaire a aussi contraint le groupe armé à ajuster son mode opératoire. « Il est devenu plus difficile pour eux d'établir des campements. Car ils se savent traqués. Donc, ils sont obligés d'être mobiles. Ils agissent par petits groupes, et mènent la plupart des attaques au cours de leurs déplacements », explique Reagan Mirivi, chercheur à Ebuteli, un think tank congolais. Cette mobilité forcée les affaiblit. Plus difficile de se ravitailler, ou d'aller piller les récoltes des populations comme ils l'ont toujours fait.

Conséquence : le groupe a tendance à se resserrer autour de son noyau. Traditionnellement, le groupe est constitué à la fois de combattants, et de ce qu'on appelle les dépendants : familles ou collaborateurs recrutés de gré ou de force. L'armée congolaise dit même avoir arrêté fin novembre les épouses de deux leaders ADF près de Beu-Manyama. Défection idéologique ? Pas sûr. « Certains retournés racontent qu'ils n'arrivaient plus à se nourrir et pouvaient passer parfois deux journées sans manger », explique le chercheur.

Mais la menace, certes plus diffuse, n'a pas disparu. Les ADF reste le groupe armé le plus violent et le plus meurtrier de l'est de la RDC. Encore 1 000 morts en 2023, selon l'ONU, des civils en majorité. S'ils ont tendance à éviter les confrontations directes avec les forces de sécurité, les ADF ont parallèlement ont « augmenté les meurtres de civils, dans le droit fil de leur stratégie, qui consiste à se venger sur les civils des opérations militaires menées contre elles », écrivent les experts de l'ONU dans leur dernier rapport, publié en juin 2024.

Une menace qui s'étend

La médaille a un autre revers : les ADF ont progressé à l'intérieur des terres. « À leur arrivée, les UPDF ont tapé dans la fourmilière, mais n'ont pas positionné de forces de l'autre côté pour contenir la menace », déplore une source diplomatique. Résultat, les ADF se sont dispersées. La menace s'est fragmentée. Et avec elle, s'est agrandie la zone où le groupe armé mène des opérations.

Autrefois situé autour de Beni, l'épicentre des attaques se trouve désormais plus à l'ouest, vers Irumu et Mambasa (Ituri). En mai 2024, pour la première fois en dix ans de présence, ils ont frappé dans le territoire du Lubero, autour de Bapere. Depuis, les tueries s'y sont concentrées. Avant cela, jamais les ADF n'y avaient été signalés. Aujourd'hui, ils chercheraient à s'y implanter. Les habitants ont fui par milliers. En août, une attaque a également eu lieu dans la Tshopo. La première. Selon SITE, une ONG américaine spécialisée dans la surveillance d'organisations islamistes radicales, elle a fait cinq morts.

Tout cela alimente les doutes sur les intentions des UPDF qui s'expriment depuis leur arrivée : « Les opérations ont surtout permis jusqu'à présent de sécuriser les zones proches de la frontière ougandaise, comme si leur seule priorité était de repousser la menace plus loin leur zone d'intérêt », poursuit le chercheur d'Ebuteli.

Depuis deux mois, les UPDF ont, eux aussi, étendu leur opération vers l'Ouest, pour traquer les rebelles islamistes dans leurs nouveaux retranchements. Mais la jungle y est encore plus dense que dans le « triangle de la mort ». Et les routes encore moins praticables. « Cela implique aussi pour nous d'étendre encore nos lignes d'approvisionnement. Le ravitaillement logistique devient un cauchemar. Et il coûte plus cher », reconnait le brigadier général Felix Kulayigye. Dans ces zones, il est aussi plus simple pour les ADF de se dissimuler. Sans ratissages serrés, il est difficile de les déloger. D'autant qu'ils sont fragmentés et éparpillés. « Le terrain est devenu très vaste. Les UPDF n'a pas assez de soldats pour entièrement le maîtriser », estime un analyste régional.

Un face-à-face qui inquiète les milieux diplomatiques

L'extension de la zone de l'opération « Shujaa », a également coïncidé avec l'avancée vers le nord des rebelles du Mouvement du 23-Mars (M23), soutenu par Kigali. Pour l'heure, cent kilomètres séparent les deux fronts. Mais l'hypothèse d'un face-à-face inquiète dans les milieux diplomatiques. Que se passerait-il s'ils se rapprochaient ? « Nous aviserons en temps voulu, nous n'en sommes pas là », balaie le porte-parole de l'armée ougandaise.

Dans ce contexte, le renouvellement du mandat de l'opération « Shujaa » décidé en octobre n'est pas une surprise. Mais les négociations se sont déroulées dans un climat de défiance entre Kinshasa et Kampala, soupçonnée de duplicité. Dans leur rapport de juin, le groupe d'experts de l'ONU accusent l'Ouganda d'apporter un soutien aux rebelles M23, l'ennemi numéro un de Kinshasa, qui contrôle désormais de vastes territoires de l'est congolais.

Les Ougandais sont accusés de fermer les yeux sur les déplacements des rebelles soutenus par le Rwanda de part et d'autre de leur frontière, près des points de passage passés sous leur domination. Ils accueilleraient aussi certains cadres du mouvement, ainsi que des réunions de l'Alliance fleuve Congo (AFC) une coalition politico-militaire dont est membre le M23. Le Groupe d'experts dit enfin détenir des preuves d'un « soutien actif donné au M23 par certains responsables des UPDF et le commandement des services de renseignement militaire ».

Kampala nie en bloc. Mais de telles accusations en plein renouvellement du mandat de « Shujaa » ont provoqué le malaise et la colère à Kinshasa. Certes, la RDC - déjà en conflit avec le Rwanda - n'a aucun intérêt à ouvrir un second front diplomatique avec son voisin ougandais. Mais pas question non plus de fermer les yeux. Qu'il soit dupe ou non, le président Félix Tshisekedi exige de son voisin des gages publics de sa bonne foi.

Kampala s'évertue à les lui donner. Fin octobre, le président Tshisekedi a été reçu en visite d'État à Entebbe, en banlieue de Kampala, une première depuis de longues années. La semaine dernière - chose rare - les autorités ougandaises ont arrêté dans leur pays dix-huit jeunes qui s'apprêtaient selon la RDC à rejoindre la rébellion.

L'Ouganda n'a lui non plus aucune envie de se fâcher avec la RDC. Pour le président Yoweri Museveni, l'opération « Shujaa » est stratégique à plus d'un titre. « Au-delà de la lutte contre les ADF, l'opération "Shujaa" permet à l'Ouganda de surveiller la construction de routes commerciales, et à sécuriser ses projets pétroliers, sur lesquels le pays mise pour relancer son économie », explique le chercheur belge Kristof Titeca.

Par ailleurs, Kampala plaide toujours pour des négociations directes entre la RDC et les rebelles. « Or, c'est la ligne que défend le Rwanda. Donc cela constitue un soutien politique actif au M23 », estime un analyste. Quant au soutien sur le terrain aux rebelles, certes, « il est moins visible depuis juin, mais cela ne veut pas dire qu'il a totalement cessé », nuance une source militaire.

Préserver sa propre sphère d'influence

Comment donc comprendre le jeu de l'Ouganda ? Faut-il y voir de la duplicité ou plutôt de l'équilibrisme ? « Pour protéger ses intérêts économiques, l'Ouganda doit à la fois maintenir de bonnes relations avec Kinshasa, pour préserver ses accès, mais également s'assurer que le Rwanda n'a pas le monopole de l'influence étrangère dans l'est de la RDC », poursuit Kristof Titeca.

Officiellement réconciliés, le Rwanda et l'Ouganda entretiennent néanmoins des relations fluctuantes et ambiguës, chacun veillant à préserver sa propre sphère d'influence. Or, à mesure que progresse le M23, ce dernier risque de rogner sur la zone d'influence économique traditionnelle de l'Ouganda. Kampala ne peut ignorer le M23 et risquer de laisser le contrôle de l'est à Kigali. C'est aujourd'hui avec l'Ouganda, et non le Rwanda, que le mouvement rebelle partage la plus longue frontière.

L'est de la RDC est un marché d'exportation crucial pour Kampala, de produits ougandais vers la RDC. Dans l'autre sens aussi. « Pour le Rwanda comme pour l'Ouganda, l'or est le principal produit d'exportation depuis 2016. Or une grande partie de cet or « ougandais » provient de RDC, c'est un secret de polichinelle », rappelle Kristof Kiteca.

Pour l'Ouganda, l'enjeu est aussi politique : la stabilité économique est cruciale pour le gouvernement Museveni, qui cherche à maîtriser les aspirations au changement de sa jeunesse, de plus en plus nombreuse et éduquée. Kampala ajusterait donc sa stratégie en fonction du contexte, des zones, avec une constante : la préservation de sa zone d'intérêt.

Le mois de juin a offert un bel exemple de ces ambivalences. Lorsque le M23 a repris Kanyabayonga, qui marque justement la frontière entre les sphères d'influence ougandaise au nord et rwandaise au sud, au même moment, l'armée ougandaise se redéployait dans le cadre de l'opération « Shujaa » pour étendre vers Butembo sa zone d'opération. Selon Kampala, ce mouvement devait surtout permettre à l'Ouganda de sécuriser un hub commercial important dans la zone d'influence ougandaise. De fait, que cela ait été l'objectif ou non, leur présence a contribué à atténuer le risque d'une progression vers le nord du M23, ce dernier ne semblant pas enclin à risquer une confrontation.

Mi-octobre, une annonce est venue alimenter encore un peu la confusion. Dans la foulée du renouvellement de « Shujaa », Museveni s'est de nouveau engagé auprès de Kinshasa à construire une route entre Kasindi et Butembo, et une seconde entre Goma et Bunagana.

L'annonce interpelle dans les milieux diplomatiques. Cette route Goma-Bunagana, est surnommée la « route de la discorde ». Perçue par Kigali comme une intrusion ougandaise dans sa zone d'intérêt, elle est considérée comme l'un des facteurs ayant conduit à la résurgence du M23. Depuis la réconciliation ougando-rwandaise, marquée par la réouverture de leur frontière, il n'en était plus question. Comment comprendre cette annonce ? S'agit-il d'une promesse pour la forme ? S'est-elle faite en concertation avec Kigali ? Pour l'heure, le Rwanda n'a pas réagi.

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