Soudan: «Chaque fois qu'on joue, les deux camps s'observent», comment le club d'Omdurman vit la guerre au Soudan

interview

L'entraîneur congolais Florent Ibenge est aujourd'hui à la tête du club soudanais d'Al-Hilal Omdurman, première équipe qualifiée pour les quarts de finale de la Ligue des champions africaine. Mais Omdurman, c'est surtout un club en exil, un cas à part dans le football africain ; une équipe hébergée en Mauritanie alors que son pays d'origine, le Soudan, est déchiré par une guerre civile meurtrière depuis bientôt deux ans. Les joueurs vivent tous dans le même hôtel à Nouakchott, s'entrainent et jouent là-bas sans savoir quand ils pourront retrouver leurs proches. Une situation qui a su aussi les souder et leur donner un supplément d'âme. « C'est l'expérience la plus intense émotionnellement de ma carrière », dit leur entraineur Florent Ibenge, ancien sélectionneur de la RDC.

Florent Ibenge, est-ce que vous savez si la qualification d'Al-Hilal Omdurman acquise aussi rapidement en Ligue des champions a eu un retentissement jusqu'au Soudan ? Comment vous mesurez ça ?

On a un lien, parce qu'on a les joueurs qui ont leur famille là-bas, donc il y a des retours, évidemment. Chaque fois qu'on joue, les deux camps s'observent et il n'y a rien qui se passe pendant nos matchs. Il y a vraiment un engouement de ce côté-là.

Comment les supporters soudanais arrivent à communiquer leur enthousiasme ? Est-ce que sur les réseaux sociaux, vous recevez des messages par exemple ?

Ils sont très actifs sur les réseaux sociaux. Moi, je n'y suis pas, mais j'ai des retours, avec le président notamment, et puis les autres entraîneurs. Les supporters sont très actifs sur les réseaux sociaux et sont attentifs à tout, même à la tenue qu'on porte ; "Ton écusson, il est comme ci, il est comme ça".

Vous donnez certainement un peu de baume au coeur à des gens qui sont dans une situation difficile...

Je le rappelle tout le temps aux joueurs. On sait qu'on n'est pas dans une situation normale, tous les jours, on ne vit pas des choses normales. Mais je leur rappelle quand même qu'on a, nous, la chance de pouvoir jouer au foot, pendant qu'il y en a d'autres qui sont là-bas et qui ne sont pas à l'abri. Et cette situation nous rattrape ; la semaine dernière, il y a un de mes gardiens qui avait ses deux frères arrêtés, donc on était tous suspendus à ça. Comment ça allait se passer pour les deux frères ? Vous ne savez pas s'ils vont être exécutés ou pas, donc on est suspendus à ça et c'est vraiment compliqué. Donc il y a des situations parfois où le foot passe vraiment après.

Et comment vous arrivez à surpasser ça et à avoir des résultats aussi bons dans une situation qui est si compliquée ?

C'est aussi la magie du football et du sport collectif ; c'est de pouvoir se souder et de faire un sur ce genre de situation. On épaule la personne et puis, on se dit qu'il faut aussi jouer pour ça pour ceux qui sont là-bas, C'est le seul moment de joie qu'ils ont. On se doit de le faire et de ne pas passer à côté.

Est-ce que vous diriez que le fait d'être un club en exil, paradoxalement, vous donne un supplément d'âme ?

Je pense. Parce qu'on développe un petit peu des choses, dans son subconscient, qui sont bien plus fortes que celles dont on est conscient. Et là, on l'a découvert en faisant appel à un psychologue. Moi, j'avais quelques notions de ça, j'ai pu les utiliser. Mais l'arrivée du psychologue nous a beaucoup aidés aussi.

Vous avez l'impression d'être un club qui n'est pas du tout chez lui ou vous avez quand même commencé à trouver des repères en Mauritanie ?

On trouve. Comme on dit, on s'adapte. L'être humain a cette capacité, cette faculté d'adaptation assez incroyable. On le voit même dans des situations atroces, les pires qu'on ne pourrait pas imaginer, on arrive tout de même à vivre, à développer des moyens de survie. Ici, contre mauvaise fortune, on fait bon coeur. Donc là, on mesure vraiment la chance qu'on a, même si ce n'est pas une situation normale parce qu'on vit dans un hôtel tout le temps. Ça, ce n'est vraiment pas une chose évidente. Au bout d'un moment, on n'est pas chez soi. On ne peut pas faire comme on a envie. Quand on parle de sport de haut niveau, on parle diététique. Mais, ça passe un peu à côté. Après, trouve les repères avec l'hôtel, avec le terrain parce que là aussi, il faut s'adapter. On ne sait pas quand est-ce qu'on s'entraîne ; parfois, c'est le matin, parfois, c'est l'après-midi ou le soir. Donc, on est tout le temps dans l'adaptation.

Avec votre expérience, vous avez déjà dirigé une équipe qui avait un tel un feu sacré comme ça, avec ce qui se passe autour d'elle ? Ou c'est aussi une première pour vous ?

C'est différent. La situation est complètement différente. Elle est même unique parce que se retrouver comme ça à l'hôtel toute l'année avec les joueurs... Dans des situations comme ça, on n'est pas à l'abri d'une catastrophe. Non non, je ne me suis jamais retrouvé dans une situation comme ça. Je vais quand même tirer mon chapeau aux joueurs parce que c'est vrai que c'est un groupe aussi facile à vivre. Des joueurs sans problème : attachants, très réceptifs, et qui travaillent. Ils n'ont pas de soucis. Ils pensent à leur famille, mais ils sont là pour les honorer. Ils ne se plaignent pas, ils travaillent et c'est ça qui permet aussi d'avoir ces résultats.

Même s'il faut souligner que les joueurs soudanais sont un peu tiraillés parce qu'ils sont non seulement avec moi, au club, mais ils font partie de la base de l'équipe nationale, que ce soit l'équipe nationale A ou l'équipe nationale A' du CHAN. Donc, ils jouent toutes les compétitions et avec les voyages en Afrique, ils sont fatigués. Mais ils sont là, ils sont présents. Un groupe vraiment extraordinaire

Personnellement, diriez-vous que c'est émotionnellement l'expérience la plus intense de votre carrière d'entraîneur ?

Ah oui, sans aucun doute. Je le dis toujours, c'est vrai que c'est un métier, mais ce que je retiendrai à la fin de ma carrière d'entraîneur, ce sont les relations humaines, le parcours, la vie qu'on a pu vivre avec tous ces joueurs. D'aussi loin que je me rappelle, en France par exemple, je me rappelle encore quelques gamins qui étaient poussins et avec lesquels j'ai encore des contacts. Toutes ces équipes que j'ai pu entraîner en France ou en Afrique, ce sont ces relations-là qui n'ont pas de prix, qui sont au-delà des coupes qu'on a pu gagner. Et sans conteste, l'expérience que je suis en train de vivre là, est vraiment différente et au niveau des relations, c'est très fort.

AllAfrica publie environ 500 articles par jour provenant de plus de 110 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.